Balance ton port !
Méga ordi en surchauffe
À Marseille, le Festival technocritique Le nuage était sous nos pieds nous emmène sur la trace de nos données numériques. C’est à l’intérieur du port autonome que, loin des regards, d’immenses ordinateurs mégabétonnés en surchauffe les stockent.
Samedi 9 novembre au matin. C’est le deuxième jour du Festival technocritique Le nuage était sous nos pieds, organisé par le Nuage, collectif composé des Gammares, de Technopolice et de La Quadrature du Net. Il pleut. Baskets au pied, on est une bonne centaine au rendez-vous pour la rando de sept kilomètres le long du Grand Port Maritime de Marseille (ex-port autonome), jalonnée de sa douzaine de data center. Invisibles et pourtant sous nos yeux – on en compte plus de 300 en France – ces mégas ordis qui recueillent des données par milliards, sont loués aux géants du numérique, les GAFAM en première ligne. Friands de percer l’envers du décor de nos activités numériques, nous voilà prêts à la découverte.
GAFAM en terrain gabian
À la première halte effectuée au pied d’un immeuble d’une cité des quartiers Nord, le regard plonge sur la mer splendide qui s’étire vers le lointain, revient plus près sur la digue du large en délabrement, pour s’arrêter juste en contrebas. Là, un peu médusés, nous découvrons si proches et réels, les data center MRS2, MRS3 et MRS4 qui s’étendent sur 18 200 m2 de terrain public appartenant au port autonome. Ils abritent des serveurs qui font office d’ordinateurs à très grande capacité rassemblant nos données, vidéos, mails, etc. Sous forme de racks, ou de boîtes à chaussures, ils sont agencés par milliers en rangs et colonnes impeccables, bien au frais dans les data center.
Max, de La Quadrature du Net, explique que l’État trouve un intérêt économique certain à faire de Marseille une terre d’accueil de data center, tant en France qu’à l’international. Son port autonome fonctionne comme une entreprise : aux revenus de ses services (location de grues, de cuves à pétrole, de quais à marchandises, de postes pour accoster les navires, des cales sèches) s’ajoutent ceux de la location de son espace public. « Ces terrains sont loués à l’entreprise nord-américaine Digital Realty (DR), “agence immobilière” étasunienne spécialisée dans la construction de data center, qu’elle gère et dont elle loue les emplacements pour les serveurs d’entreprises comme Amazon, Meta ou Netflix » qui deviennent colocataires. Max poursuit : « Pour réduire les coûts de location, certaines d’entre elles, comme Google, Amazon ou Segro, ont entrepris de construire leur propre centre à Marseille comme ailleurs, ainsi qu’une partie de l’infrastructure nécessaire, comme les câbles sous-marins pour acheminer les flux, devenant à leur tour des concurrentes de DR ». Imperturbable loi du marché.
Pas vu pas pris
Pedibus jambus et en file indienne, nous descendons devant la grille d’enceinte de la zone portuaire, chapeautée de caméras. On nous y explique que « le fait que la majorité des data center marseillais soit située dans l’enceinte du port autonome dans une zone déjà très industrielle et non accessible au public a beaucoup joué dans leur invisibilisation ». Car pour qu’un data center puisse s’implanter quelque part, il y faut non seulement des réseaux électriques et de communication importants, de l’eau et du foncier abordable, mais aussi un risque de contestation citoyenne réduit. « Que tu regardes une vidéo ou non, les data center consomment de l’eau et de l’énergie 24 heures sur 24 : on n’éteint pas un data center. La prolifération des IA génératives de type Chat GPT a provoqué une augmentation énorme en termes de taille des data center, de besoins en eau et énergies, d’extraction de minerais, de production de déchets et d’impact sociaux. »
Vers 17 heures, à deux rues de l’Hôpital européen, la randonnée s’achève devant un portail : derrière, le local commun au MRS1 et à l’antenne du commissariat de police appelée « centre de supervision urbain » (CSU). C’est là-dedans que convergent tous les flux de vidéosurveillance des caméras de ville. Décidément, au cas où nous n’aurions pas vraiment compris le pourquoi du comment, Le Nuage avait encore de quoi nous remettre les pieds sur terre.
Par Lucie Luz dans CQFD N° 338 de février 2025