Loca ! La délocalisation.
Il est des réalités dans lesquelles nous baignons au quotidien, sans nous en rendre compte, lointaines jusqu’à en devenir presque des abstractions : ainsi la notion de délocalisation. Jusqu’à ce qu’un simple coup de téléphone, presque une anecdote, nous rende cette réalité plus proche et concrète. Ainsi, fin juillet, cet appel que je reçois sur le téléphone fixe. Dès la première seconde, je sais qu’il s’agit d’une publicité ; et il faut dire qu’au long des années, je me suis armée pour y faire face, sans avoir réussi à neutraliser complètement le poison.
Parmi les remèdes, que je vous livre volontiers, j’ai naturellement objecté (c’était il y a longtemps) que je n’avais besoin de rien et surtout pas de publicités, pas besoin non plus qu’on m’ « informe » de quoi que ce soit et qu’il n’y avait pas de différence entre leur prétendue information et une publicité déguisée, j’ai tenté l’explication du dérangement provoqué par la démarche, surtout à huit heures le soir, ou le samedi, ou enfin à n’importe quel moment de la semaine, demandé de communiquer directement avec le chef de la personne, parlementé pour qu’on me donne la base de donnée ou qu’on me raye des listes de ces bases de données, j’ai réclamé les coordonnées téléphoniques des appelants au temps où leur numéro étaient cachés, et répondu (lorsqu’on m’en demandait la raison car la plupart du temps, on me raccrochait au nez) que si l’autre s’autorisait à me joindre à mon domicile, j’avais à l’inverse tout autant le droit de le faire, j’ai sollicité le nom de la personne et qu’elle me l’épelle (pour la même raison évoquée), démenti l’identité qu’on me présentait, demandé le nom de l’entreprise qui commanditait ces appels et aussi qu’on me l’épelle lentement avec les vraies coordonnées téléphoniques, j’ai interrogé pour savoir de quelle partie du monde venait l’appel (ce à quoi la MAIF a eu l’occasion de m’affirmer que tous leurs appels venaient de France), j’ai menacé de porter plainte pour appels anonymes, puis rappelé ces fameux numéros lorsqu’ils sont apparus (en 01 quelque chose) sans résultat car ces numéros sont des leurres en vertu de je ne sais quelle possibilité perverse, j’ai tenté d’avertir avec sérénité qu’une plainte était déposée pour appels anonymes et harcèlement et que donc … (c’est pas vrai mais…, bon !), j’ai joué l’étonnement, la gentillesse, la compréhension, la méchanceté, le raisonnement, l’imbécilité, le détachement, la plaisanterie, la galopinerie, la ruse, le mensonge, la clownerie, l’indifférence, l’assurance, la menace (jamais l’insulte), j’ai aussi fait silence absolu au bout du fil (avec des résultats comiques lorsque l’appel venait de proches). Aujourd’hui encore, tous ces calmants ne sont pas inefficaces, mais force est de constater qu’ils n’ont été que palliatifs, apportant malgré tout de larges plages de pauses dans les propositions de ventes et contrats en tous genres.
Depuis quelques temps, j’ai décidé de manifester de l’intérêt, avec des résultats plusieurs fois édifiants. « Bonjour ! Je suis Brckjhohoiendjjjk et blabla… l’isolation. - Ah c’est toi ! Comment vas-tu ? - … (!). Je vous appelle car … - Mais dis-moi d’abord, tu vas bien ? - … (!). Non Madame, je vais pas bien. - Forcément, avec ce qu’on vous demande de faire, ça doit pas être marrant tous les jours. - Non Madame, c’est très dur. - Je peux vous demander combien d’heures par jour vous travaillez comme ça ? - Oui, je fais 10 heures par jour, de 9 heures le matin à 19 heures. Et 5 jours par semaines. - Vous avez quels jours de libres ? - Les samedis et dimanches. - Vous devez vous faire insulter souvent, j’imagine. - Oui, mais au bout d’un moment, on finit par s’y faire. - Non, on croit que ça passe, mais il ne faut pas s’habituer à ces choses, c’est pas bon, ni pour vous ni pour personne. Vous êtes dans un centre d’appels (j’entends un bruit de fond connu) ? - Oui. - Et est-ce que je peux savoir d’où vous m’appelez ? - Je suis au Maroc (tous les centres d’appels d’Orange sont également basés au Maroc). Mais moi, je suis sénégalais (j’avais presque deviné à son accent). Je vous ai dit que je m’appelle Laurent Martin, mais en vérité je m’appelle Abdou. Mais si je dis mon vrai nom, les gens raccrochent directement. - Mon jeune voisin a fait le même travail que vous mais il a démissionné : il donnait 600 coups de téléphone par jour à des médecins, et parfois il n’avait qu’une seule réponse dans la journée. - Oui, c’est ça, 600 appels. - Pourquoi vous faites ce travail ? - Je suis obligé. J’ai un bac plus 3, j’ai fait des études au Sénégal et j’étais admis, à Metz, en physique/chimie à l’université, je devais travailler dans un laboratoire. Je viens de demander un visa pour continuer en France mes études, mais le Maroc m’a refusé le visa, je ne sais pas pourquoi. - Je sais que c’est indiscret, mais est-ce que je peux connaître votre salaire ? - Je gagne 500 euros par mois.
La voix laconique, il m’explique à quoi cela correspond en dinars et en francs CFA mais tout est allé très vite et je n’ai pas compris, sauf que c’est abusé, comme on dit en raccourci. J’ai bafouillé alors que personne ne devrait travailler dans de si mauvaise conditions et qu’il méritait davantage et qu’il fallait qu’il renouvelle ses tentatives pour obtenir son visa. En vérité, je ne savais trop quoi dire pour lui communiquer courage et optimisme, tant je me sentais moi-même écrasée par la réalité de la délocalisation qui a pris ce tour si proche, à ce moment-là.
Aujourd’hui 2 août, Abdou a rappelé. Directement, il me rappelle son surnom français que j’avais parfaitement retenu et son dernier coup de téléphone pour blabla l’isolation. - Vous vous souvenez ? - Oui, bien sûr. - Et bien ce mois-ci, ils m’ont donné 250 euros, alors que j’ai travaillé 50 heures par semaine. - Pour quelles raisons ? - … (Il ne sait pas, il parle d’une histoire de papiers et je n’ai pas compris). Puis il me répète qu’il a étudié au Sénégal pendant trois ans en bio-technologie, Sciences de la matière. - Vous n’avez pas peur d’être sur écoute, dans votre centre d’appels ? - Ils n’écoutent pas tous les appels.
Mais, très vite, il a raccroché.