Les temps post modernes

Il était une fois, il y a trente et quelques années, un petit coin de campagne où nous séjournions, l’été uniquement. Le petit coin était trop éloigné de la maison pour que notre papa puisse nous y rejoindre après le travail. Mais le vendredi soir, ma sœur l’attendait à l’angle d’une placette d’où elle pouvait voir la voiture arriver de loin. Un de ces vendredis, une voix derrière elle, la fait sursauter : « Il tarde ce soir ; d’habitude, il rentre plus tôt ». Ma sœur n’avait jamais remarqué la vieille dame qui, postée à sa fenêtre en surplomb tout le jour, voyait tout, savait tout. Parfois, nous reparlons de l’épisode, amusées.
Vingt et quelques années passèrent. Roulant sur l’axe autoroutier Dijon/Lyon parmi des dizaines de véhicules, une annonce électronique au-dessus de nos têtes indique en lettres lumineuses « Véhicule PP 577 XX vous roulez trop vite ». C’était la première fois, la première sensation dont je ne saurais trouver le qualificatif exact, qui dit combien tu te sens piégée, par personne, par une entité inconnue, une machine qui en plus a un œil sur toi et te parle d’en haut, que tu cherches en vain… il est où le mec ? Et tu sais que tu ne pourras jamais le rencontrer, discuter avec lui le pourquoi du comment, etc.
À un autre moment, il y eut toute une série de publicités sur ma messagerie, des offres de réduction sur le vin d’Alsace. Et je revenais d’Alsace, précisément, sans avoir fait aucune Carte Bleue, je vous jure. Alors comment « ils » ont su, c’est resté un mystère désagréable, mélange de sentiment d’impuissance et de frustration. On s’habitue au phénomène, enfin… je veux dire que non.
Sur ce, j’ai entrepris de demander au médecin, à la pharmacie, à tous ceux qui demandent ma carte vitale, ce qui y est inscrit. « Pas grand-chose. - Oui mais encore… ? - Pourquoi voulez-vous savoir ? - Parce que c’est une carte personnelle, il y a dedans des informations qui me concernent. Or vous pouvez la lire, moi pas ». Et de palabrer, souvent en vain car il est où le problème ? Pour la plupart des gens, dans ce cas le problème, c’est vous.
Après, il y a eu Babette dont « sa » camionnette toute neuve ne veut plus rien savoir alors qu’elle fait ses livraisons, parce que le garagiste a oublié de déprogrammer je ne sais plus quoi.
Mais quel progrès, les appareils auditifs et les piles cardiaques réglables à distance ! …
Il y a aussi les impôts, que je payais résolument par courrier papier et chèque. Puis récemment, en prévision d’une absence de plusieurs mois, il a fallu envisager le paiement automatique. Là, je découvre que j’ai un espace dit personnel pour mes impôts. Personnel ? rien qu’à moi ? Ah bon, je n’étais pas au courant. Mais c’en est une de découverte, de trouver là, inscrits sur mon espace personnel, mes impositions de toujours, même celles précédant l’existence d’internet, même celles que j’avais parfaitement oubliées mais pas Lui. C’est qu’il a de la mémoire, Monsieur Impopoingouv, c’en est impressionnant. Idem pour la sécurité sociale, pour la banque, pour Facebook, pour Skype si vous en êtes utilisateurs, et pour le reste… nous avons donc des espaces à nous quelque part, et nous pouvons ne pas avoir la main dessus.
Un jour (ça fait beaucoup de jours, en fait) ma commerciale financière de La Poste lâche (un peu à regret mais trop tard) qu’il y a « même » des gens qui consultent leur espace personnel plusieurs fois par jour ! Donc, elle sait tout de mes débits et crédits, de mes revenus, de mes prêts, de mes types d’achat, de mes déplacements, de mes affinités associatives ; mais aussi du nombre de fois et à quelles heures j’ai consulté mon espace personnel. Oulala ça fait beaucoup ! C’est une simple employée et elle sait tout de moi, sous l’angle pécuniaire.
Mais ces données ou métadonnées, ainsi que celles, mirifiques, de mes espaces personnels de communications par téléphones et internet, sans compter LINKY même s’il n’a pas réussi son coup chez moi, GAFAM en fait son affaire à Lui, et tire de moi, sur moi, infiniment plus de renseignements et de… conclusions que je ne puis le faire moi-même sur ma personne. Car si les prévisions météos sont le résultat (étonnamment fiable) d’un traitement algorithmique, je peux faire la déduction élémentaire que GAFAM tire de toutes les informations me/nous concernant, des éléments tout aussi fiables sur la manière de me/nous gouverner. Sans que je le sache, bien sûr, et c’est là le point important, tout en me laissant penser – et ça marche très fort en temps de grippe – que je suis encore libre de penser, libre d’agir, quand de toute évidence, je suis dessaisie d’une grande partie de moi-même qui touche à une dimension essentielle de ma personnalité. Or, l’œil de Grand-Frère n’a pas l’innocence de celui de mémé.
Voilà trois jours – et là j’arrête, mon voisin raconte ses ennuis avec son chien qui l’a réveillé dix-huit fois la nuit d’avant. Dix-huit fois ! il en est sûr, grâce à sa montre connectée. Mais ce qu’il semble ignorer, tout militant qu’il est, c’est à quoi et à qui peut servir ce type de renseignement devenu métadonnée grâce à la connectique. Dans le détail, moi non plus je ne sais pas à quoi « ils » peuvent utiliser ça. Sauf que depuis quelques jours, un lien non fortuit semble se dessiner entre toutes ces connexions, et ce mardi 17 mars 2020 qu’il faut bien qualifier de Moment historique : une sorte d’état de siège, appelé état d’urgence ; un mode d’assignation à résidence appelé confinement ; états acceptés, approuvés, parfois sollicités d’une seule et même voix (ou pas loin). Qui plus est au nom d’un virus grippal guère plus minable que les précédents.
Cette unanimité demande à être questionnée. Plutôt, une foule de questions toute enchevêtrées s’imposent à moi sur un mode impératif, du fait de conditions inédites : un dispositif d’envergure presque planétaire qui impacte des centaines de millions d’individus, corps et âmes.
Qui l’a décidé ? Au nom de qui ? Au nom de quoi ?
Depuis quelques dizaines d’années, je délègue à GAFAM (personnellement, je n’utilise aucun des cinq compères), je délègue donc à GAFAM quantité de choses de ma personne, à mon insu et à mon corps défendant. Et je reste dans le flou quant à pouvoir nommer exactement quelle dimension de mon être profond est touchée, assurément quelque chose de vissé en moi comme individu, mais aussi d’universel, rattaché à l’humanité entière. Quel est mon point de bascule ? Jusqu’à quelles limites pourrai-je prétendre être maîtresse de ma personne, souveraine sur mon existence ? Ces marqueurs sont-ils communs aux trois milliards d’individus impactés comme moi par un isolement imposé ? En tous cas, si ces limites existent, elles semblent bien ne pas fonctionner en synchronicité ? Points d’interrogations simples parmi une infinité d’autres plus confus.
Lu dans le Larousse : souverain signifie extrême, suprême, et s’agissant de pouvoir, indépendant, qui n’est pas soumis au contrôle. GAFAM exerce donc un pouvoir souverain sur ce qui me constitue en qualité d’être humain : ma liberté, mon indépendance. Du coup, quid d’un être humain dépossédé de tout ou partie de son pouvoir sur lui-même ou inconscient d’avoir délégué tout ou partie de sa liberté ? Peut-il encore prétendre qu’il peut exercer son rôle politique en qualité de citoyen, « la fonction de la citoyenneté [consistant] à surveiller le pouvoir délégué (cf. ci-après) » ? Justement, à cette heure (je pose quand même la question), qui, parmi nous autres citoyen.ne.s peut prétendre avoir encore la main sur une décision prise par une poignée de nos représentants, élus pour prendre des décisions au nom des trois milliards de représentés qu’ils ont confinés, sans être soumis eux-mêmes à une quelconque procédure de vigilance ni de révocation ?
Mes dimensions individuelle et politique se croisaient et s’alimentaient jusqu’à présent, cahin-caha. À présent, j’en perds mon latin. Pas grave, vu le peu qu’il m’en restait. En revanche, tout semble reprendre cohérence à la lecture de Yannick Bosc, Le Peuple souverain et la démocratie – Politique de Robespierre, septembre 2019. Pas étonnant puisque « L’objet de ce livre (…) ne s’adresse pas aux spécialistes mais aux citoyens ». C’est un retour à 1789, à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et à la Constitution qui n’aurait jamais dû en être détachée. C’est un rappel limpide des principes universels déclarés qui fondent la société, assortis du cadre législatif censé constituer la mise en œuvre de ces droits. On y (re) découvre l’idée de souveraineté populaire très élaborée à l’époque et ébranlée dès le 20 octobre 1789, des procédures politiques simples destinées à diminuer les prérogatives du pouvoir exécutif, différentes possibilités de mettre en acte cette souveraineté. Bref, tout un socle de réflexions bien charpenté plus que jamais d’actualité ; et sur lequel nous pourrions, après être tombés le cul par terre, sidérés, prendre appui pour essayer de nous redresser.
Robespierre nous le rappelle : « la résistance à l’oppression, consistant à reprendre son pouvoir délégué, est un acte individuel qui n’a pas besoin d’être fondé en droit – et le fait d’être majoritaire ne signifie pas que l’on mette en œuvre des principes qui fondent la liberté  » (p. 126). Autrement dit, je n’ai pas besoin de loi pour reconquérir ma liberté. Et que le confinement soit accepté à l’unanimité (ou presque) n’est pas la garantie d’un choix libre et éclairé.
De Lucie Luz