MANIFESTE·S sans DOGMES

Le premier sabotage serait un sabot en bois glissé par l’ouvrier du XIXème siècle dans la machine sur laquelle il trimarde. Alors que la grève était une action illégale, ce noble geste permettait de bloquer le travail sans que la direction ne puisse comprendre comment, rendant toute sanction impossible. L’infernale mécanique rompue, l’accident poussait le propriétaire de la machine à considérer son employé non plus comme un vulgaire rouage salarié, mais comme un homme se tenant là, devant lui, une chaussure en moins, seul capable de la remettre en route, et réclamant pour cela d’avoir au moins une paire de lacets décents. Une fois ce sabotage réalisé, les revendications obtenues, celui qui marchait alors pied-nu se mettait en devoir de récupérer son sabot sans y laisser la main, rétablissant le bon fonctionnement des choses. L’enfer reprenait avec un peu moins d’ennui, panards reposés.
  Aujourd’hui, ce faible moyen de protestation s’est entièrement inversé, et nous voilà tous sabotés, à longueur de journée, par le spectacle du pouvoir et de sa quête absurde, publicitaire, mammifère, concours de pisse vénale.
  Peut-être passerions-nous égoïstement outre si ce sabotage n’avait pas quelque conséquence directe sur l’un de nos outils les plus indispensables : le langage (à la fois verbal, visuel, pictural, plastique, etc. etc.). Car le problème qu’a ce pouvoir est un problème de communication : ils sont sourds. Dès qu’il y a pouvoir, il y a surdité. Vieux réflexe d’onaniste, parce que peu partageur. Aujourd’hui mieux qu’hier et son cul-de-sac, le nihilisme postmoderne (cynisme de bac-à-sable fermé à toute imagination), il nous faut du sabotage – pratiquer le sabotage – se réapproprier le sabotage –, et cela doit d’abord se situer dans la parole. Il faut crier. Mais quoi dire ? Les onomatopées habituelles font rire, à juste titre. Ça se traîne sans majuscules dans les paf révolutions, boum libertés, ou bam bonheurs. Les grands mots ont été vidés de leur sens, souvent par les bons soins de pubards et « chargés en communication », serpillères parfois élevées au cœur des universités de lettres, démembreurs de lexiques, les condamnant à n’émettre plus qu’un chuintement de pétard mouillé. Les grandes idées, décisions politiques, éternels reportages, ne doivent pas excéder 140 signes. Ça plie. Plus personne ne lit une citation si elle déborde sur plus de trois lignes : du slogan sinon rien. On veut du concis, et c’est la pensée que l’on cisaille. Le langage est trahi, toutes les courbes ont été photoshoppées, du plat, je vous ai compris : c’est l’homme qui est trahi. Toujours ce précaire en boîte à ingurgiter en suppositoire.
Alors ainsi sabotés, sabotons.

  Écrire, exprimer, discuter, ouvrir la parole à ce que la langue peut avoir d’explosif. Comprenons qu’il y a un langage dominant et un langage dominé. Les sophistes et les bègues. Ceux qui écrasent, occupent, encadrent le monde de leurs vocabulaires marketés, leurs ricanements hyènes ; ceux qui sont tus, condamnés à l’écoute, à l’attente des instructions, des jugements. Ces derniers peuvent pourtant exploser de temps à autre, au milieu du grand tribunal dont le brouhaha s’interrompt un instant. Qu’importe les mots exacts, ils sonneront à leurs oreilles comme un juron lancé, une insulte, invective, et si une phrase ne s’ouvre pas, si une autre explosion ne survient pas comme feu de Bengale, alors c’est foutu et le brouhaha se poursuit pour vite enterrer la vulgaire interruption. On fait des tapes dans le dos, on calme la grosse colère, un bouchon est enfoncé dans la trachée. Ça réconforte, ça cajole, on a bien ri mais un peu de sérieux, soyons réalistes une seconde, ça encage à nouveau. Or, si à force de balbutiements, le langage écrasé parvient à se lancer chaudière, émettre une musique sur le réel, douce ou féroce, rendant sa valeur à ce qui est dissimulé, alors il y a explosion. Prenez ça comme l’une des impossibles définitions de la poésie, au cas où quelqu’un se demande encore s’il faut y donner une définition. Ce sont des choses qui arrivent. On veut tous comprendre, même l’absurde. Parfois aussi, on fait des listes :
1. Toute certitude appelle sabotage.
2. Le sabotage est une action individuelle mais provoquée par tous. En cela le moindre sabotage est affaire collective.
3. L’efficacité de la parole poétique consiste en un savant sabotage des limites.
4. On ne prétend rien dire de nouveau. Simplement d’une manière légèrement différente. Aucune invention, mais aucun retard non plus.
5. Tout est là, dans l’instant, et l’homme s’appuie sur les répétitions pour affirmer toujours plus sa différence.

  Mais les listes fatiguent. Les recettes ne sont jamais fixes. Le principal est que la cuisine reste ouverte et accessible à toutes les salives, toutes les bouches béantes. Reprenez vos chiffres, tout en boule, et jetez ça loin ! Ce genre d’organisation calme les nerfs alors que c’est à eux que je dois mes meilleurs élans ! Ils n’ont qu’un seul désir : s’opposer à la sobriété des tièdes, l’austérité en modèle de vie, le conformisme absolu et froid, l’ordre inamovible, l’illusion de l’inéluctable. Les nerfs cherchent toujours à saboter les saboteurs établis.

  Du chant plutôt que l’éternel chantage ! De la musique, merdre ! Que la fête commence, qu’elle écrase puis relève et révèle. Toutes les bonnes fêtes tournent mal. Évidemment, il faut que la fête tourne mal lorsqu’elle est larvaire, immobile, qu’elle oublie ses capacités de violence. Mais la véritable fête, c’est lorsque l’on parvient à dire avec justesse. Une vitrine qui explose pour que tombent les mannequins plastiques qui marchent en rangs serrés sous nos crânes, d’une tempe à l’autre.

SABOTAGE : le rire éclate en plein enterrement ; la panique se saisit des bienheureux ; un grand cru se vide dans un caniveau, une piquette dans ton foie ; penser au pénis solitaire de Jésus, Marx, Freud, Hitler, Bouddha, Mahomet, Nietzsche, tendu au petit matin ; une diarrhée subite au Ritz empuantit la salle ; un ivrogne s’interpose sur le chemin d’un banquier « Dans mes bras, mon fils ! » ; Sisyphe trépigne de joie tandis que son rocher dégringole ; un cynique ancien mord la main d’un cynique moderne pour lui refiler la rage ; un fratricide fondateur ; tituber en pleine fuite ; les frissons de tout instant ; la subversion mettant à mal toute provocation ; du « peut-être » pour toute réponse ; marcher à contre-courant d’une manifestation ; marcher à l’avant d’une insurrection ; une misanthropie généreuse ; des mots qui se comportent en fauves ; l’imagination en roue libre ; le désespoir en dynamique ; se jeter vers, s’élancer pour, bas les limites, oser l’envers, à l’encontre de, une fabrique toujours recommencée, le corps et son impossible passivité, car même la mort grouille et remue les chairs, le ventre éclatera après trois jours de décomposition même si l’on passe toute une vie obsédé d’hygiène atone ; remue, secoue, danse, sabote !

Manifeste paru dans la revue N°1 Le Sabot