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Femmes, luttes et violences politiques

« Ça n’a rien à voir avec les chromosomes »

FEMMES, LUTTES ET VIOLENCES POLITIQUES

On ne va pas y aller avec des fleurs, Caroline Guibet Lafaye et Alexandra Frénod ont compilé des témoignages de femmes ayant participé à des luttes politiques violentes. De la France au Kurdistan, en passant par la Colombie, les deux chercheuses donnent à comprendre des engagements bien peu pensés au féminin.
C’est un petit bouquin rouge, récemment publié aux éditions Hors d’atteinte. On ne va pas y aller avec des fleurs réunit les témoignages de neuf femmes engagées dans des organisations politiques diverses. D’Action directe en France aux Farc de Colombie, de l’ETA basque à la RAF allemande, toutes ont, à un moment ou à un autre, jugé légitime de s’engager dans une lutte violente. Des choix et des trajectoires de vie bien particulières dans un monde patriarcal qui refuse toujours de penser la violence politique des femmes. On a échangé avec Caroline Guibet Lafaye, philosophe politique, sociologue spécialiste du terrorisme et de la violence politique, et coautrice de l’ouvrage aux côtés d’Alexandra Frénod. Entretien.

Qu’est-ce qui relie ces neuf femmes ?
« Le point commun, c’est l’illégalité. À un moment donné, ces femmes ont fait le choix de la violence politique, qu’elles présentent comme un outil quand on a épuisé tous les autres. Leurs parcours de militantes commencent dans les voies politiques légales, avec des groupes qui distribuaient des tracts, faisaient des manifs... Et un jour, elles se sont dit que ça ne servait à rien, que ce n’était plus adapté à la situation, et qu’il fallait essayer autre chose. Bien sûr, il y a des spécificités selon les zones géographiques et les époques, et des degrés d’engagement et de violence différents. Les actions des Brigades rouges sont sans commune mesure avec ce que fait la militante qui prend part aux black blocs en France, par exemple. Mais ces femmes partagent une trajectoire et un raisonnement commun : la politique par les voies légales n’aboutit pas à grand-chose et elles ne pouvaient pas rester les bras ballants. »

Vous dirigez un programme de recherche international sur le terrorisme et la violence politique. Pourquoi consacrer un ouvrage spécifique aux femmes engagées dans des luttes politiques violentes ?
« Parce qu’on ne les entend jamais. Dans les médias et sur la scène publique, quand il est question de violence ou de terrorisme, on ne voit que des hommes. Idem quand ces organisations s’expriment : ce sont le plus souvent des hommes qui prennent la parole. Les femmes ne sont pas là. Or, dans des groupes clandestins et des organisations de type militaire non conventionnelles, notamment dans des groupes d’extrême gauche et dans certaines luttes de libération nationale, on compte entre 30 et 40 % de femmes – même si les données doivent, pour des raisons évidentes, être prises avec des pincettes. Ce n’est pas négligeable comme proportion. Pourtant, elles sont très souvent invisibilisées. »

Et quand on parle d’elles, c’est souvent pour être présentées comme des « victimes », des « compagnes de », ou des femmes sous influence…
« Dans la période que j’étudie, qui commence dans les années 1960, on a presque toujours expliqué la présence de femmes dans ces organisations par le fait qu’elles étaient amoureuses d’untel, sous influence, manipulées. C’est comme cela que la presse les présente et que la société les perçoit. Ou alors, dans certains cas, elles deviennent des femmes fatales, surérotisées. Et ça n’a pas vraiment changé. On représente d’abord les femmes qui participent à des mouvements politiques violents comme des victimes, et non pas comme des individus avec une trajectoire qui leur est propre, un cheminement politique. Comme si elles n’auraient jamais eu assez de cervelle pour faire ces choix elles-mêmes. Pourtant, il n’y a aucune raison de penser que le rapport des femmes à la politique, à des contestations sociales ou au maniement des armes est différent de celui des hommes. La question est : qu’est-ce que vous êtes déterminée à faire ? Ça n’a rien à voir avec les chromosomes. »

Au procès des membres d’Action directe pour l’assassinat de Georges Besse, l’avocat général a dit « le plus horrible, le plus choquant, c’est que les tueurs soient des tueuses »…
« C’est exactement ça. C’est pareil pour l’alcool et la cigarette finalement. C’est l’expression d’un préjugé et d’une représentation stéréotypée. Une femme est censée être gentille, douce, docile, alors que les hommes sont virils et courageux... C’est ce qu’on vous fout dans le crâne dès tout-petit dans une société patriarcale. A contrario, c’est parfois retourné comme un atout tactique pour tromper l’ennemi. En Algérie, par exemple, les femmes transportaient des armes, car il était inconcevable qu’une femme touche des armes. Pareil dans ­l’Espagne franquiste. »

On retrouve aussi ces schémas patriarcaux dans les luttes qui prônent l’émancipation...
« Comme le dit une militante basque, on retrouvait des attitudes machistes au sein d’ETA comme il y en avait au sein de la société espagnole. Au PKK, dans les années 1990, c’était la croix et la bannière pour les femmes pour se faire accepter par les hommes. Par exemple, quand la guérilla se déplaçait, les femmes kurdes portaient des charges beaucoup plus lourdes que leurs camarades, et il a fallu énormément de pédagogie pour qu’on accepte qu’elles utilisent des armes. C’est quelque chose d’universel, dans les mouvements armés non conventionnels comme dans toutes les armées et forces de sécurité : les femmes doivent faire davantage que n’importe quel homme pour être reconnues. Dans les groupes politiques d’extrême gauche, il y a des stéréotypes qui demeurent, des attitudes du côté des hommes comme du côté des femmes dont on a beaucoup de mal à se déprendre. »

Presque toutes les femmes qui témoignent dans ce livre font partie de groupes qualifiés, à un moment ou un autre, de terroristes. S’autoqualifie-t-on de terroriste ?
« C’est rare, pour ne pas dire que ça n’arrive jamais. Ceux qu’on appelle les résistants pendant la Seconde Guerre mondiale ne se sont pas qualifiés de terroristes, même si le gouvernement de Vichy les considérait comme tels. Les choses s’écrivent d’une façon différente selon la tournure que prend l’histoire, selon qui gagne et qui perd. »

Il y a deux semaines, Gérald Darmanin a traité d’« écoterroristes » les militants contre les mégabassines dans les Deux-Sèvres. Que signifie l’usage d’un tel terme ?
« Selon Noam Chomsky, le terme “terroriste” a toujours servi à désigner un ennemi d’État, qu’il soit intérieur ou extérieur. La question n’est pas ce que la personne a fait, mais quelle représentation politique vous en avez et voulez en donner. Le terme de terrorisme ne désigne pas des actes en particulier, c’est un signifiant politique. Dans ce cas-là, le message est très clair. Les militants écolos sont présentés comme des ennemis de l’État. Alors qu’on a des personnes qui essaient d’alerter sur le fait qu’il faudrait prendre des mesures pour préserver les conditions de vie humaine sur Terre – ce que l’État, de son côté, ne fait pas. »

Le regard sur la violence a-t-il évolué depuis les années 1960 ?
« En Europe occidentale, c’est un fait que la violence a fortement décru de la part des groupes d’extrême gauche. Et la tolérance à la violence – dont je ne suis pas en train de faire l’apologie – a fortement diminué au fil des années. Les protestataires des années 1970 n’avaient strictement rien à voir avec ce qu’ont fait les Gilets jaunes ou ce que font les black blocs. On a oublié, mais il n’était pas question d’abribus brisés ou de tags, mais d’usage massif de cocktails Molotov, et des blessés en très grand nombre. »

Propos recueillis par Robin Bouctot dans CQFD de décembre 2022