Accueil > Les expérimentations > Les amis de CQFD

Du bio pour les précaires !

Caisse alimentaire commune à Montpellier

Du bio pour les précaires !

Pendant que l’agro-industrie épuise les sols et laisse producteurs et consommateurs sur le carreau, à Montpellier, on expérimente la caisse alimentaire commune. Objectif : ne plus sacrifier l’alimentation sur l’autel d’un budget trop serré et promouvoir un modèle agricole plus solidaire et durable.

Niché dans une ruelle tranquille à un jet de pierre de la gare Saint-Roch, le bureau de change de La Graine s’anime. Vers la fin de l’après-midi, l’association, qui édite et fait circuler la monnaie locale de Montpellier, reçoit ses adhérents désireux d’échanger leurs euros contre quelques billets colorés. Engagée dans la promotion d’une économie alternative axée sur les circuits courts et la solidarité, La Graine est depuis quelques années aux avant-postes d’une nouvelle façon de commercer localement. Il y a peu, elle est devenue l’une des chevilles ouvrières d’une expérimentation locale pionnière en son genre : la caisse alimentaire commune. L’initiative, officiellement lancée le 28 janvier 2023, vise à lutter contre la précarité alimentaire en rendant l’alimentation durable accessible à tous.

Du pain sur la planche sociale

« C’est d’abord l’État qui a voulu lancer une réflexion autour de l’aide à l’alimentaire (1) ! », raconte Gérard, économiste et coprésident de La Graine.

Lui et son association, ainsi qu’une bonne vingtaine de structures locales et nationales, prennent la proposition gouvernementale au pied de la lettre. Rapidement, une réflexion collective s’engage dans le but de concevoir une expérimentation réellement capable d’améliorer la lutte contre la précarité alimentaire. « On a très vite identifié les limites du dispositif d’aide alimentaire actuel », se souvient-il. Reposant sur des associations telles que les Restos du Cœur ou la Banque alimentaire, l’aide alimentaire peine à offrir des produits de qualité aux bénéficiaires. La plupart des denrées viennent en réalité des excédents de l’industrie qui, au passage, se taille un bonus fiscal sur ces donations. « On a donc décidé d’expérimenter quelque chose de très différent », résume le coprésident de La Graine. Émerge alors l’idée d’une sécurité sociale de l’alimentation à échelle locale ; un projet nommé Caisse alimentaire commune (CAC), et dont la portée s’avère bien plus politique que le simple fait de redistribuer les miettes de l’industrie agroalimentaire.

Faim de changement

Dans la pratique, la CAC se matérialise par des cotisations mensuelles adaptées aux revenus de chacun de ses membres. En retour, ils reçoivent 100 « équivalents euros » à utiliser dans des points de vente triés sur le volet – épiceries solidaires, magasins bio, supermarchés coopératifs ou marchés. Sur place, les achats sont réglés en MonA, la monnaie alimentaire spécifique

Aux manettes de l’expérimentation, un comité citoyen de 60 membres-bénéficiaires, conçu comme un espace d’éducation populaire. Celui-ci se réunit chaque mois pour, entre autres, statuer sur les commerces à « conventionner ». Accessibilité, qualité des produits, relations avec les producteurs et gouvernance sont autant de critères fixés collectivement pour se décider. Le terme de « démocratie alimentaire » semble ainsi trouver son plein écho. « Au départ, on avait pensé à instaurer un quorum pour être sûrs qu’un minimum de personnes viennent aux réunions de comité chaque mois, mais c’était complètement inutile : tous les membres venaient spontanément. Il y a un fort engagement ! » s’enthousiasme Hélène, membre du comité citoyen.

Le modèle s’inspire largement de la réflexion menée par le collectif Sécurité sociale de l’alimentation (2) (SSA), qui propose d’intégrer l’alimentation au régime général éponyme. « Dans notre système de santé, lorsqu’une personne est malade, son accès aux soins ne dépend pas de ses moyens financiers, explique Gérard. La caisse alimentaire s’inspire de ces valeurs universalistes. »

À chacun selon ses moyens

« Certaines personnes sont tellement dépannées par ce système… quand on les écoute, on se dit que ça vaut vraiment le coup », raconte Henri. Ce retraité au long passé militant fait partie des quelque 350 participants à la CAC. Avec Claude, sa femme, ils cotisent plus qu’ils ne reçoivent, alors que le montant de la cotisation moyenne s’élève à 61 €. « Il faut avoir l’esprit de solidarité. Quand on voit ce qui se passe actuellement, on ne peut pas rester indifférent. On a une bonne retraite, on peut aider ! » poursuit-il. À Montpellier, le taux de pauvreté est supérieur à la moyenne nationale, ce qui pousse 6 à 8 000 personnes, dont 10 % d’étudiants, à solliciter l’aide alimentaire. Pour beaucoup, la caisse alimentaire est une véritable bouffée d’oxygène.

« Je suis allé à une ou deux réunions, et ce qui m’avait plu, c’est qu’il y avait tout type de personnes », rapporte Martin. L’attrait de ce producteur de légumes bio pour la CAC se dessine clairement sur une toile de convictions politiques bien ancrées : « En tant que producteur, on est lucide, on voit bien qui achète nos produits. Je fais de la bonne bouffe et je ne peux pas la vendre moins cher… Mais je trouve dérangeant qu’elle ne soit accessible qu’aux riches. » L’ennui c’est qu’après quelques réunions, personne ne le recontacte pour assurer le suivi : « Quand j’ai rappelé une amie qui travaille avec la caisse, elle m’a fait comprendre que le projet patinait un peu. »

Modèle à affiner

Même si l’expérimentation a du succès, la mécanique ne semble pas encore tout à fait bien huilée et certains points restent en suspens, en particulier le modèle économique. Pour le moment, la CAC tient en partie sur des subventions, avec une mise de départ de l’État, des apports venant des collectivités et des financements de fondations privées. Mais tous n’ont pas vocation à en assumer les frais opérationnels sur le long terme. À La Graine, on pousse pour trouver un moyen de limiter le recours aux subventions. « Comme le financement de la Sécu, qui repose en grande partie sur les cotisations patronales et salariées, on pourrait envisager d’introduire un mécanisme similaire à la caisse, avec des cotisations venant des points de vente agréés », se positionne Gérard.

D’autant que grâce à la CAC, ces commerces bénéficient d’une nouvelle clientèle qui, touchée par la précarité alimentaire, ne franchissait habituellement pas les portes des magasins bio. Claude témoigne : « C’est vrai que depuis qu’on est à la caisse, on va plus souvent à la Biocoop ! » Reste qu’au sein de l’expérimentation, « deux tendances commencent à se dessiner, confie Gérard. Certains ne voient pas les choses de la même façon et plaident pour une plus grande prise en charge de l’État et des collectivités ». Mais pas sûr, selon lui, que l’État, et son éternelle quête d’économies visant à boucher « le trou de la Sécu », ou les collectivités, confrontées à une baisse de leur budget, soient en mesure de répondre à cette demande. D’autant que les financements publics charrient bien souvent avec eux un risque d’interventionnisme susceptible de compromettre l’autogestion populaire d’un tel projet.

Pour l’heure, l’expérimentation, qui ne devait durer initialement qu’un an, est prolongée jusqu’à 2025, avec toutes les subventions initiales. Reste à savoir si le germe révolutionnaire de cette sécurité sociale alimentaire réussira à ne pas finir broyé par une conception plus macroniste de la « sécurité » : matraque et répression.

Par Par Gaëlle Desnos dans CQFD d’avril 2024

(1) À la fin de l’année 2020, face à une précarité alimentaire exacerbée touchant 9,2 millions de personnes en France, le gouvernement lance une aide exceptionnelle aux associations de lutte contre la pauvreté via le plan France Relance. L’idée est de développer des expérimentations locales centrées sur les enjeux alimentaires dans quatre grandes villes de France, dont Montpellier.

(2) Voir leur site : securite-sociale-alimentation.org.