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Cajoler Pinochet, briser Assange

Cajoler Pinochet, briser Assange

par Nils Melzer,
Juriste, rapporteur spécial sur la torture de la Commission des droits de l’homme des Nations unies. Auteur de L’Affaire Assange. Histoire d’une persécution politique, Éditions critiques, Paris.

Ce texte est aussi disponible ici en audio.

En tant que rapporteur spécial sur la torture, je suis mandaté par le Conseil des droits de l’homme de l’Organisation des Nations unies (ONU) pour veiller au respect de l’interdiction de la torture et des mauvais traitements dans le monde, examiner les allégations de violation de cette interdiction et transmettre des questions et des recommandations aux États concernés en vue de clarifier les cas individuels. En enquêtant sur le cas de Julian Assange, j’ai trouvé des preuves irréfutables de persécution politique et d’arbitraire judiciaire, ainsi que de torture et de mauvais traitements délibérés. Les États responsables ont pourtant refusé de coopérer avec moi pour engager les mesures d’enquête requises par le droit international.

L’affaire Assange, c’est l’histoire d’un homme persécuté et maltraité pour avoir révélé les secrets sordides des puissants, notamment les crimes de guerre, la torture et la corruption. C’est l’histoire d’un arbitraire judiciaire délibéré dans des démocraties occidentales qui tiennent par ailleurs à se présenter comme exemplaires en matière de droits humains. C’est également l’histoire d’une collusion délibérée des services de renseignement dans le dos des Parlements nationaux et du public. C’est enfin l’histoire de reportages manipulés et manipulateurs dans les grands médias aux fins d’isoler, de diaboliser et de détruire délibérément un individu particulier.

Dans une démocratie régie par l’État de droit, tout le monde est égal devant la loi. En substance, cela signifie que des cas comparables doivent être traités de la même manière. Comme Assange aujourd’hui, l’ex-dictateur chilien Augusto Pinochet fut placé en détention extraditionnelle britannique, du 16 octobre 1998 au 2 mars 2000. L’Espagne, la Suisse, la France et la Belgique voulaient le poursuivre pour torture et crimes contre l’humanité. Comme Assange aujourd’hui, Pinochet se décrivait alors comme « le seul prisonnier politique de Grande-Bretagne ».

Contrairement à Assange, cependant, Pinochet n’était pas accusé d’avoir obtenu et publié des preuves de torture, de meurtre et de corruption, mais d’avoir effectivement commis, ordonné et accepté de tels crimes. En outre, contrairement à Assange, il n’était pas considéré comme une menace pour les intérêts du gouvernement britannique, mais comme un ami et un allié de l’époque de la guerre froide et — point crucial — de la guerre des Malouines (1).

Lorsqu’un tribunal britannique osa appliquer la loi et lever l’immunité diplomatique de Pinochet, cette décision fut donc immédiatement annulée. La raison invoquée était un possible parti pris de la part de l’un des juges. Apparemment, celui-ci avait été à un moment donné bénévole pour une collecte de fonds de l’organisation locale de défense des droits humains, Amnesty International, qui était codemanderesse dans cette affaire. Mais revenons au cas d’Assange. Ici, la juge Emma Arbuthnot, dont le mari avait été dénoncé à plusieurs reprises par WikiLeaks, fut non seulement autorisée à se prononcer sur le mandat d’arrêt d’Assange en 2018, mais, malgré une demande de récusation bien documentée, elle présida également la procédure d’extradition de ce dernier jusqu’à ce que la juge Vanessa Baraitser prenne le relais à l’été 2019. Aucune de ses décisions ne fut annulée.

Pinochet, accusé d’être directement responsable de dizaines de milliers de violations graves des droits humains, ne fut pas insulté, humilié ou ridiculisé par des juges britanniques lors d’audiences publiques, et ne fut pas placé à l’isolement dans une prison de haute sécurité. Lorsqu’il fut mis en détention, le premier ministre Anthony Blair n’exprima pas au Parlement sa satisfaction de voir qu’« au Royaume-Uni, personne n’est au-dessus de la loi », et il n’y eut pas de lettre ouverte de soixante-dix parlementaires demandant avec ferveur au gouvernement d’extrader l’ex-dictateur vers les pays demandeurs. Au lieu de cela, Pinochet passa sa détention extraditionnelle en résidence surveillée luxueuse dans une villa près de Londres, où il était autorisé à recevoir des visiteurs sans limite, d’un prêtre chilien à Noël à l’ancienne première ministre Margaret Thatcher. En revanche, Assange, le diseur de vérité qui dérange, accusé de journalisme plutôt que de torture et de meurtre, ne bénéficie pas d’une assignation à résidence. Il est réduit au silence en isolement.

Comme dans le cas d’Assange, l’état de santé de Pinochet fut une question décisive. Bien que le général lui-même ait catégoriquement rejeté l’idée d’une libération pour raisons humanitaires, le ministre de l’intérieur Jack Straw intervint personnellement. Il ordonna un examen médical de Pinochet, qui conclut que l’ancien militaire putschiste et dictateur souffrait d’amnésie et de troubles de la concentration. Lorsque plusieurs gouvernements demandant son extradition exigèrent un second avis indépendant, le gouvernement britannique refusa. M. Straw décida lui-même que Pinochet n’était pas en état de supporter un procès et ordonna sa libération immédiate et son rapatriement. Contrairement aux États-Unis dans le procès d’extradition d’Assange, les États réclamant l’extradition de Pinochet n’ont pas eu la possibilité de faire appel. Dans le cas d’Assange, plusieurs rapports médicaux indépendants, ainsi que mes constatations officielles en tant que rapporteur spécial de l’ONU sur la torture, furent ignorés et, même lorsqu’il était à peine capable de prononcer son propre nom devant le tribunal, le procès se poursuivit sans tenir compte de la détérioration de son état de santé et de son incapacité à être jugé.

Comme dans le cas de Pinochet, l’extradition d’Assange fut — du moins dans un premier temps — refusée pour des raisons médicales. Mais, alors que Pinochet était immédiatement libéré et rapatrié et que les États demandant son extradition étaient privés de tout recours juridique, Assange fut immédiatement remis en isolement, sa libération sous caution refusée, et les États-Unis invités à faire appel devant la Haute Cour, assurant ainsi la perpétuation du calvaire d’Assange et son silence pendant le reste d’une procédure d’extradition qui pourrait s’étaler sur plusieurs années.

La comparaison de ces deux affaires démontre le « deux poids, deux mesures » appliqué par les autorités britanniques et comment, au Royaume-Uni, tout le monde n’est en définitive pas égal devant la loi. Dans le cas de Pinochet, l’objectif était d’offrir à un ancien dictateur et à un allié fidèle l’impunité pour des crimes présumés contre l’humanité. Dans celui d’Assange, l’objectif est de réduire au silence un dissident gênant dont l’organisation, WikiLeaks, conteste précisément ce type d’impunité. Les deux approches sont uniquement motivées par la politique du pouvoir et sont incompatibles avec la justice et l’État de droit.

La presse établie aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Australie ne semble toujours pas avoir compris le danger existentiel que le procès d’Assange représente pour la liberté de la presse, le respect des procédures, la démocratie et l’État de droit. La douloureuse vérité est qu’il suffirait que les principales organisations médiatiques de l’« anglosphère » en décident ainsi pour que la persécution d’Assange prenne fin demain. Le cas d’Ivan Golounov, un journaliste d’investigation russe spécialisé dans la dénonciation de la corruption officielle, peut servir d’exemple. Lorsque Golounov fut soudainement arrêté pour trafic de drogue présumé au cours de l’été 2019, la presse russe grand public comprit immédiatement de quoi il retournait. « Nous sommes Ivan Golounov », proclamaient les « unes » identiques des trois principaux quotidiens russes, Vedomosti, RBK et Kommersant. Ces trois journaux mirent ouvertement en doute la légalité de l’arrestation de Golounov, soupçonnèrent qu’il était persécuté pour ses activités journalistiques et exigèrent une enquête approfondie. Prises en flagrant délit et placées sous les projecteurs de leurs propres médias, les autorités russes firent marche arrière quelques jours plus tard. Le président Vladimir Poutine tint à ordonner la libération de Golounov et à limoger deux hauts fonctionnaires du ministère de l’intérieur. Ce qui prouva que l’arrestation de Golounov n’était pas le résultat de la mauvaise conduite de quelques officiers de police incompétents, mais avait été orchestrée au plus haut niveau.

Il ne fait aucun doute qu’une action de solidarité comparable menée conjointement par The Guardian, la British Broadcasting Corporation (BBC), The New York Times et le The Washington Post mettrait immédiatement fin à la persécution d’Assange. Car, s’il y a une chose que les gouvernements craignent, c’est le feu des projecteurs médiatiques et l’examen critique de la presse. Ce qui se passe dans les grands médias britanniques, américains et australiens vient tout simplement trop faiblement et trop tard. Comme toujours, leurs reportages continuent d’osciller entre l’insipide et le boiteux, relatant docilement une chronique judiciaire sans même comprendre qu’elle exprime une régression sociétale monumentale : des acquis de la démocratie et de l’État de droit aux âges sombres de l’absolutisme et de l’arcana imperii — un système de gouvernance fondé sur le secret et l’autoritarisme. Une poignée d’éditoriaux et de chroniques peu enthousiastes, peu audacieux, qui dans The Guardian et The New York Times réprouvent l’extradition d’Assange, ne sont pas suffisants pour convaincre. Si ces deux journaux ont timidement déclaré que la condamnation d’Assange pour espionnage mettrait en danger la liberté de la presse, pas un seul média grand public ne proteste contre les violations flagrantes de la procédure régulière, de la dignité humaine et de l’État de droit qui ont marqué l’ensemble de l’affaire. Aucun ne demande aux gouvernements impliqués de rendre compte de leurs crimes et de leur corruption ; aucun n’a le courage de poser des questions gênantes aux dirigeants politiques. Ils ne sont plus que l’ombre de ce qui était autrefois le « quatrième pouvoir ».