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Après le séisme, la solidarité populaire

Dans la Turquie corrompue d’Erdoğan

APRÈS LE SÉISME, LA SOLIDARITÉ POPULAIRE

Le 6 février, deux tremblements de terre ravageaient le Kurdistan syrien et turc. Dans ce dernier pays, la catastrophe naturelle s’accompagne d’un désastre social et politique, résultat de l’incurie criminelle du régime d’Erdoğan. Et c’est la solidarité populaire qui a permis de répondre aux urgences. Reportage.

« Je suis sorti en pyjama, j’ai juste eu le temps de glisser mes pieds dans les chaussures. Le bâtiment s’est écroulé, j’ai dû sortir par un trou. J’ai entendu une voix d’enfant, mais je n’ai rien pu faire… » Appuyé sur sa canne, un vieil homme raconte en boucle son histoire, d’une voix tremblante, aux volontaires qui distribuent des vêtements et l’ont invité à boire un thé. La scène se déroule à Elbistan, à quelques pas de la cemevi, lieu de culte et de réunion de la minorité alévie (1), dans une région qui se situe non loin de l’épicentre du second des deux séismes – d’une magnitude de 7,8 et 7,6 sur l’échelle de Richter – qui ont touché le sud de la Turquie le 6 février dernier.

La Confédération des syndicats des travailleurs du secteur public (Kesk) (2) et le Parti démocratique des peuples (HDP) (3) ont planté des tentes à l’écart des regards pour y stocker et redistribuer l’aide destinée aux rescapé·es. Ces zones sinistrées sont peuplées de 14 millions d’habitants, majoritairement kurdes, et les nombreux alévis kurdes, turcs et arabes qui y vivent ont déjà connu de nombreux drames par le passé – comme le massacre de Maraş fin décembre 1978, un des pires pogroms de l’histoire de la République turque. Cette fois encore, le bilan est très lourd, et ne cesse de s’aggraver : fin mars, les derniers bilans officiels faisaient état d’environ 50 000 morts et de près de 400 000 logements détruits ou inhabitables.

Les causes de la catastrophe ne sont pas seulement naturelles. Depuis des années, le gouvernement Erdoğan ferme les yeux sur la corruption dans le secteur du BTP, entérine les infractions aux règles de construction pour réduire les coûts et délivre des dérogations permettant de s’affranchir des normes antisismiques (4). Le népotisme, ensuite : l’Agence turque de gestion des catastrophes (Afad) est dirigée par des proches du pouvoir dépourvus des compétences nécessaires. Même chose au Croissant-Rouge turc (Kızılay), avant tout un outil d’influence de l’État turc à l’étranger. Conséquence : les équipes de secours ont tardé à être déployées, causant des milliers de victimes supplémentaires.

SOLIDARITÉ POPULAIRE ET AUTO-ORGANISATION

Alors que l’État turc était aux abonnés absents et que les promoteurs véreux tentaient de quitter le pays, les organisations du mouvement kurde et leurs allié·es ont commencé à organiser les secours dès le soir du séisme. Depuis la ville de Diyarbakır (Amed)*, la plus grande métropole des régions kurdes, les syndicats de la confédération Kesk ont lancé des appels aux dons. Des produits d’urgence ont immédiatement afflué, des centaines de bénévoles sont venus prêter main-forte, d’abord des environs, puis de tout le pays. « Trente minutes après le séisme, nous avons commencé à nous mettre à l’œuvre ; l’État, lui, a mis trois jours à bouger », témoigne Sıraç Çelik, coordinateur de la plateforme de protection et de solidarité de Diyarbakır. Celle-ci regroupe 84 organisations gravitant autour du mouvement kurde civil et légal en Turquie – dont les syndicats de Kesk, la Chambre des ingénieurs, l’Union des médecins… « Nous n’avions pas de plan préalable, tout s’est fait sur le moment, explique-t-il. Nous avons immédiatement créé des commissions adaptées aux différents besoins et coordonnées entre elles. À la fin février, nous avions envoyé 1 650 volontaires, sur des rotations de trois ou quatre jours. Nous avons toutes sortes de compétences, y compris celles de travailler dans les décombres. Et les avocats du barreau nous ont aidés quand l’État a voulu nous mettre des bâtons dans les roues. »

Car l’État turc voit d’un mauvais œil l’organisation de cette solidarité qui échappe à son contrôle et met en lumière son incurie. La police met ainsi en place des barrages pour saisir les camions d’aide humanitaire. Des bénévoles sont arrêtés, battus. Il a fallu ruser : envoyer des véhicules légers, des petits groupes de bénévoles plutôt que de grosses équipes… Dans les villes sinistrées, les entrepôts où l’aide humanitaire est stockée sont régulièrement déplacés afin d’éviter la saisie. Comme dans la ville de Pazarcık (Bazarcix), où un administrateur nommé par l’État est venu chasser les bénévoles pour prendre en main les opérations ; après la tentative de coup d’État anti-Erdoğan de 2016, nombre de maires de grandes villes élu·es au nom du HDP avaient déjà été limogé·es et remplacé·es par des fonctionnaires. Sıraç est catégorique : « Si nous étions encore dans les mairies à la place des administrateurs nommés par l’État, il y aurait eu beaucoup moins de morts. Tout le monde aurait été mobilisé pour sauver les personnes prisonnières des décombres. »

Les urgences les plus immédiates étant passées, la confédération syndicale entend faire évoluer ses missions de solidarité. « Kesk n’est pas une ONG, nous voulons davantage nous concentrer sur les gens, aller leur rendre visite, demander ce dont ils ont besoin, relayer leurs demandes… », raconte un des responsables de l’organisation. Dans les ruines de la ville d’Adıyaman (Semsûr), des mots de solidarité ont été écrits à la bombe sur une palissade en tôle : « Jusqu’à ce que toutes les blessures se soient refermées, nous sommes ici. »

*Lorsqu’il diffère du turc, nous indiquons entre parenthèse le nom des villes en kurde.

(1) Les alévis sont une importante minorité religieuse du centre-est de la Turquie, généralement considérée comme plus « libérale » que le sunnisme majoritaire, et longtemps discriminée.

(2) Fondée en 1995, la confédération Kesk regroupe des syndicats de fonctionnaires de différentes branches. Elle fait partie des forces d’opposition progressistes et pro-kurdes du pays.

(3) Parti politique de gauche, notamment représentatif de la minorité kurde, et principale force d’opposition progressiste en Turquie. Le HDP est sous le coup d’une procédure d’interdiction lancée sur ordre d’Erdoğan et ne participera pas en son nom aux élections générales prévues en juin 2023.

(4) « Séisme en Turquie : la catastrophe humanitaire s’explique aussi par la corruption généralisée », The Conversation (23/02/2023).

Paru dans CQFD d’avril 2023, Texte et photos Loez