À l’usine de tri des déchets
À L’INTÉRIEUR DE L’USINE DE TRI : UN ÉTÉ AU TAPIS
À l’est de Montpellier, derrière son hypocrite façade « écolo », une usine de tri colle ses employés aux tapis. Précarité, cadences infernales et turnover forment les rouages de leur quotidien. Reportage en immersion.
« J’en ai fait des boulots de merde, mais crois-moi, c’est le pire métier du monde ! » me raconte mon ami Coco*, au sujet de l’énorme usine de tri installée à la sortie de notre village d’enfance. C’était l’été 2022. Je rentre tout juste du Portugal avec 5 euros sur mon compte. J’ai tout dépensé en SuperBock, va falloir aller au charbon. Pas de chance pour moi, dans ce petit village du Midi situé à l’est de Montpellier – plus célèbre pour ses vignes et ses traditions taurines –, si l’on veut du taf, il faut aller toquer à la porte d’une des entreprises de tri des déchets GreenWash*, géant français du secteur. Au village, quand certain·es ont de jolies baraques et travaillent dans la métropole montpelliéraine, d’autres, moins fortuné·es, se tournent vers cette usine qui emploie des intérimaires à la pelle. Un enfer fait de tapis roulants et de montagnes d’ordures : bienvenue dans les usines vertes du xxie siècle (1) .
« Faut que tu prennes le rythme, sinon tu vas pas tenir ! »L’usine se trouve à la sortie du village. Ses odeurs fétides planent sur les vignes environnantes. Une fois passées les grilles de l’entrée, on se trouve nez à nez avec une grande affiche flanquée d’une photo de montagnes verdoyantes et d’un « Recycler, valoriser, inventer ». Au sol, des sacs plastiques échappés de l’usine virevoltent, poussés par le vent. Sur le chemin pour les salles de tri, on traverse plusieurs entrepôts. Des tapis roulants bourrés d’ordures saturent l’espace pendant que des balayeurs ramassent les déchets qui en tombent avant d’être compactés. Situées au premier étage du bâtiment, les salles de tri sont à peine plus grandes qu’une salle de classe. Par groupes de deux ou trois, les « trieurs » – dont je fais fraîchement partie – sont répartis autour de quatre ou cinq tapis, avec à chaque fois un chef de rang pour les surveiller. Ce que les machines ne parviennent pas à trier elles-mêmes, c’est à nous de nous y coller. Au « tapis 5 », il faut laisser passer le carton. Des bacs sont disposés à côté de nous pour qu’on y jette les détritus non recyclables, comme la ferraille ou la bouffe. Les déchets recyclables, comme l’alu ou le plastique, sont envoyés sur d’autres tapis. À l’heure de démarrer, une alarme s’enclenche et la machine se lance à toute berzingue. « T’as vu, ça va vite, hein, se marre un collègue. 70 km/h, le bordel ». Devant nos yeux défilent des piles infinies de journaux publicitaires et de cartons Amazon, du verre tranchant, des bouteilles en plastique ou des canettes de bière, et des déchets organiques qui se nichent entre toutes ces ordures. Avec une rapidité impressionnante, mes collègues attrapent et jettent les détritus dans les bacs adaptés, et repèrent à l’œil nu de fins bouts de plastiques cachés entre deux cartons. Parfois des animaux morts s’invitent sur le tapis. Imperturbable, un trieur s’en amuse : « Tu vas t’habituer. Mais il faut que tu prennes le rythme sinon tu vas pas tenir ! ». Pendant sept heures, nos yeux restent collés au tapis, et nos corps debout. Les articulations fatiguent, et ce n’est pas le repose-dos (sorte de mini-siège disposé face aux tapis) qui change la donne. Souvent, nos yeux nous brûlent. Peut-être à cause des vapeurs de produits chimiques. Ou est-ce la lumière blanche et crue qui éclaire la salle de tri ?
Les articulations fatiguent
Quand les déchets sont trop nombreux et bouchent les machines, le tapis s’arrête et offre un temps mort bienvenu. Les pauses officielles, elles, ne durent que quinze minutes, deux fois par jour, entre des séquences de travail de 2 heures 15 non-stop. L’occasion d’échanger sur ce qui a poussé chacun·e à venir ici trier les poubelles de la société. Et sans surprise, c’est la précarité et les galères de la vie qui mènent à GreenWash. Ahmed, en poste depuis près d’un an, est le plus ancien. Chaque jour, il fait une heure de voiture. « Il n’y a pas de travail par là-bas ! » raconte-t-il, tout sourire. Martin, vingt-six ans, est là « parce que c’est tranquille : je travaille pas le week-end, et c’est à côté de chez moi ». Nadia, la quarantaine, explique qu’elle et son mari alternent tous les huit mois entre des phases de travail et de chômage pour pouvoir s’occuper des enfants. Si le travail est dur, le salaire est « attrayant ». « Entre les primes de risque [notamment à cause de l’exposition aux produits chimiques] et les primes de l’intérim, tu peux faire des mois à 1 800 euros ! » explique Martin.
Une contrepartie censée faire accepter les mauvaises conditions de travail : pas de masques pour se protéger, des gants de mauvaise qualité et une cadence qui pèse. « Le tapis ? J’en rêve souvent la nuit », lâche Martin. Il n’a pas fallu deux jours pour que je me mette moi aussi à trier dans mes rêves… Tous les « trieurs » passent par des agences d’intérim, et les contrats sont à la semaine. « Pratique pour virer quelqu’un qui bosse pas assez vite ou qui ouvre sa gueule », m’explique Tony, technicien depuis un an et demi. Le turnover est important.
Certain·es sont appelé·es pour remplacer une journée. D’autres, souvent jeunes, tiennent deux jours puis disparaissent en milieu d’après-midi. Thierry, un grand gaillard de 29 ans, père de quatre enfants, me raconte s’être fait virer un an plus tôt. La raison ? Il allait trop aux toilettes. « J’étais malade mais je ne voulais pas me faire remplacer, alors je venais quand même. Je me suis fait virer mais, comme il leur manquait du monde, ils m’ont rappelé cet été. » Dur de refuser face au frigo à remplir.
« Aujourd’hui je vais rien branler »
Ici comme dans d’autres usines, on tente de ne pas totalement subir le turbin en essayant d’en desserrer autant que possible les chaînes. « Aujourd’hui je suis à la 7 et je te jure, je vais rieeeen branler », me dit un jour Martin, content d’apprendre qu’il est affecté à l’un des tapis les moins chargés : « On est payés pareil à la fin du mois, pas vrai ? »
Parfois, quand le rythme est trop élevé, des collègues laissent passer des déchets avec nonchalance : « Ça va, on n’est pas des machines ! ». D’autres jours, l’ambiance est plus au jeu qu’à la productivité, et il n’est pas rare de voir des déchets voler jusqu’à la tête des collègues dans un éclat de rire général. On se console également avec les petits trésors qu’on trouve sur le tapis : un sac à main pas si abîmé ou du fil de cuivre qu’on revendra à un ferrailleur. « Moi je récup’ les bons sur les boîtes à pizzas ! Quand j’en ai dix, c’est pizza gratuite ! » m’explique en fin stratège Martin.
Une bonne entente contrastée par les remarques racistes que l’on entend ici ou là. « C’est du travail d’arabe qu’on nous fait faire en vrai, nan ? » me murmure à l’oreille un jour un collègue. Ou encore par de la jalousie mesquine, comme ce jour où une collègue tire dans les pattes des balayeurs apparemment payés cinquante centimes de plus que nous de l’heure. En réfléchissant dans l’autre sens, est-ce que ce n’est pas l’ensemble de ces boulots ingrats qui mériteraient d’être revalorisés ? Quant à l’écologie, les collègues ne sont pas dupes : « On trie juste des déchets, ça veut pas dire qu’on sauve la planète. » Les patrons non plus s’y méprennent pas : l’argument écologique n’est jamais utilisé pour motiver les troupes. Ici, le recyclage est avant tout une activité économique. La hiérarchie parle chiffres, productivité, objectifs.
Et une fois la journée de travail pliée, on rentre chez soi, éreinté et fébrile, avec en tête les images de Chaplin perdant la boule dans son absurde travail à la chaîne de montage. Les Temps sont peut-être un peu plus modernes, mais l’exploitation reste sans fin.
Par Étienne Jallot dans CQFD de novembre 2023
* Tous les noms ont été modifiés.
(1) Voir « Avec les trieurs de déchets : “Recycler, ça sauve peut-être la planète mais pas les travailleurs”, Basta (28/03/2022).