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À Marseille, le privé s’accapare l’eau

Un puits sans fond qui prend l’eau

À Marseille, le privé s’accapare l’eau

À l’heure où l’eau devient denrée précieuse, l’État en fournit à profusion à l’industrie. Depuis onze ans, c’est le cas des Houillères du Bassin de Provence qui fournissent, dans le 15ème arrondissement de Marseille, une source « secret défense » qui aurait pu être mise à disposition du public depuis plus de cent ans.

Les data center, c’est leur job : ils abritent des serveurs d’entreprises par milliers, à charge aussi de les bichonner. Ce qui veut dire, entre autres, les maintenir à une température située entre 25° et 28°C. Or, pour remplir cette exigence, il faut de l’eau en quantité. Qu’à cela ne tienne, le Grand Port Maritime de Marseille (GPMM), qui loue des terrains à Digital Realty, dispose d’une source discrète en capacité de fournir 3000 m³ d’eau propre par heure, destinés à la maintenance des data centers. Pour raconter cette histoire d’eau, Agnès, du collectif des Gammares, n’a pas son pareil. Parée d’un sourire imperturbable, elle marque lentement les étapes. Et par des gestes évocateurs, invite à revenir à la source, à remonter le fil du temps et le fil d’une eau très propre, jusqu’à la moitié du XIXème siècle, jusqu’à Gardanne. Et même à la naissance du réseau marseillais d’eau publique.

Marseille trop puissante

Les premiers travaux de creusage du canal de Marseille pour alimenter la ville remonte à 1851. Le projet technique est titanesque, la conception imaginée par l’ingénieur A. M. de Montrichet un exploit. Il consiste à détourner une partie de la Durance en partant de Pertuis et à l’acheminer à ciel ouvert sur 84 kilomètres. Le canal de Marseille est inauguré en 1869. « L’eau y arrive simplement et uniquement par gravité, juste en pente douce : pas de pompes, pas d’électricité, pas de systèmes hydrologiques compliqués. » précise Agnès. Un savant chef d’œuvre de simplicité technique avait résolu la question de l’eau en ville. Car s’il y avait quelques sources dans les ruisseaux et les puits, dès 1830, l’industrialisation avait commencé à les polluer. Aujourd’hui, la question prégnante du réchauffement climatique laisse présager que le débit de la Durance ne répondra plus aux besoins. Y aurait-il un réseau d’eau subsidiaire ? Oui mais… pas vraiment.

Conte à dormir debout

C’est également à la fin du XIXème siècle, sur le site de la ville de Gardanne que l’exploitation de couches de lignite, un charbon naturel de haute qualité, prend de l’ampleur. Les galeries excavées présentent un obstacle majeur : les creusements font drains et se gorgent d’eau, inexorablement. L’eau doit être évacuée. S’ensuivent douze tentatives pour frayer une voie vers la commune voisine, Bouc Bel Air, et ailleurs loin des mines. Pas question d’abandonner le gisement. C’est ainsi qu’est ouverte en 1909 la Galerie à la Mer qui s’étire entre Gardanne et le GPMM, long tunnel de 14,5 kilomètres en ligne droite sous la Chaîne de l’Étoile, creusé de mains d’hommes aux marteau et burin. Réalisation qui force l’admiration. À l’intérieur, deux voies pour l’eau : un tuyau pour « l’eau rouge », ferrugineuse ; une cunette pour l’eau propre, juste à côté. Une troisième, subsidiaire et opportune, pour les rails transportant les wagonnets de charbon, disparus à ce jour.
Le tout est dirigé vers le sud, vers le port de commerce. « Depuis plus de cent ans, température à 15.5° et débit constants été comme hiver, l’eau rouge et l’eau pure se déversent à la mer sans être utilisées autrement. » explique Agnès. Pendant des dizaines d’années, aucun projet gouvernemental n’a émergé pour traiter et utiliser l’eau tout spécialement pour le réseau public, voire verdir les coteaux du littoral jusqu’aux îles du Frioul. Modestes projets, comparés au canal de Marseille et au tunnel sous l’Étoile. Toute cette richesse sortant de la Galerie était pourtant loin d’être cachée. D’ailleurs, précise Agnès : « La Galerie a toujours été ouverte à la visite, au moins une fois l’an. La dernière visite publique a eu lieu en 2014. Depuis, elle est interdite : top secret. » Que s’est-il donc passé en 2014 pour que la Galerie à la Mer soit affublée de ce statut particulier destiné à limiter l’accès à certaines informations ?

Manon des sources 2.0

En 2003, les mines de Gardanne ne sont plus exploitées mais la Galerie continue d’être soigneusement entretenue. Car l’eau y afflue encore et toujours, au même débit remarquable qu’en 1909. Mais en 2014 se joue un épisode décisif : le premier data center s’établit à l’intérieur du GPMM, sur un ancien bunker construit en 1942. Épisode temporaire pour ce circuit d’eau qui a enfin trouvé sa vocation privée et perverse en 2014 : refroidir les serveurs des data center du GPMM. Quant à l’eau rouge, il n’est pas interdit d’imaginer qu’un traitement la rende un jour utilisable. En attendant, alors que l’industrie du numérique s’abreuve, les collines se dessèchent.

Par lucie Luz dans CQFD N° 239 de mars 2025