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Olympiades du cyberflicage

« A bigger brother »

Olympiades du cyberflicage

La « grande fête populaire » annoncée pour les Jeux olympiques (JO) de Paris 2024 sera d’abord une grande foire à la vidéosurveillance et autres technologies de contrôle de masse. Alors que le projet de loi relatif aux JO revient ce mois‑ci à l’Assemblée, l’association La Quadrature du Net dénonce un changement d’échelle sans précédent dans les capacités de surveillance et de répression de l’État.

Courant mars, l’Assemblée nationale doit se prononcer sur le projet de loi relatif aux Jeux olympiques et paralympiques (JOP), déjà adopté par le Sénat en janvier. Mêlé aux mesures de dérogations au repos dominical et autres dispositions censées assurer le parfait déroulement de ce grand raout capitalistico-sportif, on retrouve un inquiétant chapitre sécuritaire.

Le choix du gouvernement de profiter des JOP, qui se tiendront en France à l’été 2024, pour ancrer encore un peu plus un flicage déjà bien généralisé, n’est pas une surprise. Ce « méga-événement », par sa dimension exceptionnelle, permet la mise en œuvre accélérée de politiques tout aussi exceptionnelles. Les lois accompagnant les JO concernent traditionnellement un maintien de l’ordre strict, passant souvent par une militarisation de l’espace public, mais aussi l’intensification des mesures de surveillance qui sont vouées à rester en place une fois l’événement passé.

Ainsi le gouvernement brésilien a-t-il utilisé les JO de Rio en 2016 pour mener de violentes opérations paramilitaires dans les favelas1, ou pour expulser des personnes de leur logement2. De même, le gouvernement japonais s’est servi de ceux de Tokyo en 2021 pour faire passer une loi « anti-conspiration » depuis longtemps dans les tuyaux – les gouvernements précédents avaient déjà tenté à trois reprises de la faire adopter. Une loi très critiquée pour ses atteintes aux libertés et les pouvoirs de surveillance qu’elle conférait à l’État3.

Dans le projet de loi français, la star s’appelle vidéosurveillance automatisée (ou algorithmique – VSA)4. Son article 7 prévoit en effet d’autoriser cet outil de surveillance biométrique qui, à travers des algorithmes couplés aux caméras de surveillance, détecte, analyse et classe nos corps et comportements dans l’espace public. Depuis 2019, dans notre campagne Technopolice5, nous alertons sur cette technologie qui envahit en toute illégalité nos villes et nos vies.

Plus sournoise que la reconnaissance faciale

Techniquement, il s’agit de l’automatisation du travail d’analyse des images de vidéosurveillance, effectué jusque-là par des humains, grâce à des logiciels qui se chargent de produire des alertes lors de la détection d’un événement appréhendé comme « suspect ».

Les usages des logiciels de VSA sont très diversifiés : de la « détection de comportement suspect » au « maraudage » (le fait d’être statique dans l’espace public pendant un certain temps), en passant par le « dépassement d’une ligne ou d’un périmètre » par des individus, l’identification et le suivi de personnes via ses caractéristiques physiques et vestimentaires, le comptage de foule, la détection d’objet abandonné (valise, déchet), d’une bagarre, d’un vol, la détection de personnes allongées sur le sol ou en train de courir, ou encore de graffeurs (reconnaissance du bruit de l’aérosol par certaines caméras avec micros)… N’en jetez plus !

Reposant sur les mêmes algorithmes d’analyse d’images que la reconnaissance faciale, la VSA reconnaît donc des corps, des gestes, des actions, des objets « suspects ». Les autorités concevant ces algorithmes décident arbitrairement de ce qu’il appartient de définir ainsi, renforçant (et légitimant par l’automatisation) des biais et discriminations déjà présents.

L’usage de ces dispositifs par la police et les agents municipaux va des alertes et suivi en temps réel (le logiciel rapporte automatiquement les situations « suspectes », permettant de coordonner le suivi avec les agents sur le terrain, à l’automatisation des recherches précises a posteriori dans les flux vidéo enregistrés (par exemple, recherche des personnes en tee-shirt jaune dans tel espace géographique durant les dernières 24 heures). Autre usage particulièrement mis en avant : condenser des heures ou des jours de vidéos en quelques minutes. La VSA permet en effet de sélectionner les passages susceptibles d’intéresser la police et de faire ellipse sur le reste, ce qui évite de fastidieuses heures de visionnage.

Un contrôle néolibéral de l’espace public

La volonté de généraliser la vidéosurveillance algorithmique intervient dans un contexte où l’infrastructure sociotechnique à laquelle se greffent ces algorithmes – à savoir la vidéosurveillance dite « classique » – s’est démultipliée dans nos villes. La VSA, développée et vendue par des entreprises du secteur militaire et de la sécurité, a d’ailleurs déjà été déployée ces dernières années, en toute opacité et en toute illégalité, par plusieurs villes et collectivités. Ce déploiement ne répond pas à un réel besoin, mais à des logiques et pressions politiciennes et économiques : à l’instar des dynamiques de gentrification, il témoigne d’un abandon des collectivités au profit d’une gestion néolibérale de l’espace. En somme, entreprises et investisseurs se partagent nos espaces de vie, puis le pouvoir en normalise et contrôle les usages.

La vidéosurveillance automatisée vise en priorité les personnes qui passent le plus de temps à l’extérieur, c’est-à-dire les plus pauvres. Ce sont précisément leurs comportements que ces outils ciblent : maraudage, mendicité, réunions statiques, etc. Cette focalisation n’est pas le simple « effet de bord » d’une technologie immature qui aurait encore quelques « biais ». Les constructeurs de ces dispositifs affirment clairement lutter contre des comportements définis comme « anormaux » qui, bien qu’étant parfaitement communs pour une large partie de la population, permettent de cibler celles et ceux qui les adoptent. La VSA amplifie ainsi les pratiques discriminatoires en automatisant les contrôles fondés en sous-main sur des critères sociaux et raciaux.

La France, médaille d’or de la surveillance de masse

De plus, cette vidéosurveillance automatisée fait changer d’échelle les pouvoirs répressifs de l’État. Si la police dispose d’un temps et de ressources limitées, la VSA promet de dépasser cette limite. Par exemple, l’espionnage d’opposants politiques ou de militants qui dérangent le pouvoir en place, ou qui dénoncent les pratiques violentes de la police elle-même, implique aujourd’hui des moyens humains importants. La VSA rend ces pratiques ordinaires en permettant de suivre, à coût quasi nul une fois le système en place, des personnes sur l’ensemble des caméras d’une ou plusieurs villes. Ce changement transforme considérablement la manière dont les pouvoirs de police sont exercés et dont la répression est organisée encore plus en amont. Nous assistons à l’apparition potentielle d’une police omnisciente disposant de la capacité de surveiller et d’agir sur l’ensemble de la population.

Avec cette loi, la France serait le premier État membre de l’Union européenne (UE) à légaliser et autoriser la surveillance biométrique, à l’opposé d’autres positionnements au sein de l’UE6. Elle se rapproche ainsi de la culture de la surveillance de pays autoritaires comme la Russie, la Chine et le Qatar. Présentée comme une « expérimentation » sur deux ans, avec la Coupe du monde de rugby à l’automne 2023 qui servira de premier test grandeur nature ainsi que les festivals culturels et artistiques de l’été prochain, la loi JO 2024 s’inscrit dans une stratégie à la fois de passage en force et de validation du fait accompli : plus de 200 villes emploient déjà la VSA en France, parfois depuis 2017. Une fois légalisée et testée, la VSA risque bien de rester.

Propos de La Quadrature du Net dans CQFD de mars 2023