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Briançon : la forteresse s’étend

« Vous reviendrez demain »

BRIANÇON : LA FORTERESSE S’ÉTEND

Lorsqu’on descend vers Briançon après avoir franchi la frontière italienne, les abords de la ville s’annoncent par d’antiques forts militaires fichés dans la montagne. Tout un symbole. Entre traque et déni d’accueil, les nombreuses personnes exilées de passage ici font face à bien des murs, que tentent de briser les contingents de solidaires. Récit.

« Monsieur, ça ne sert à rien de supplier. Oui, la situation est absurde. Le Monsieur là [il me désigne] le sait, vous le savez et je le sais. Mais on ne vous renvoie pas en Afrique, juste de l’autre côté de la frontière. Vous reviendrez demain ». Menton carré, coupe ciselée, le gendarme à doudoune bleue qui s’adresse au jeune Ivoirien affalé à ses pieds prétend ne pas être un mauvais bougre. Il fait juste son job, dit-il à Gabriel* : « Je n’ai rien contre vous, mais il faut monter dans le véhicule pour que je vous ramène aux locaux de la Police aux frontières (PAF), d’où l’on vous renverra en Italie.  »

Quinze minutes plus tôt, lui et son collègue surgissaient au détour d’un chemin pour stopper Gabriel et ses cinq camarades. Chargés de quelques sacs, au bout du rouleau, les quatre hommes et deux femmes se voyaient ramenés vers le véhicule de la gendarmerie stationné en bordure de l’un des lacets menant au col de Montgenèvre. Pile-poil l’endroit où une voiture de militants solidaires aurait dû les recueillir pour filer vers Briançon. Finalement, ce sera un algeco de la PAF de Montgenèvre, puis l’Italie.

Rageant. Tellement que Gabriel insiste. C’est sa quatrième tentative et il n’en peut plus, argumente-t-il, implorant pitié. Mais le flic est inflexible, si bien qu’il finit par grimper dans le fourgon, les larmes aux yeux. Le lendemain, je reçois ce SMS d’un solidaire : «  Juste pour te dire que finalement les six Ivoiriens d’hier sont arrivés au refuge. »

« EN CLAQUETTES ET CHAUSSETTES »

Le refuge, c’est un grand bâtiment situé dans les hauteurs de Briançon, où est notamment installée l’association Refuges solidaires (1). Ouvert en août 2021 suite à la fermeture d’un autre espace d’accueil, il est le lieu par où transitent celles et ceux qui viennent de vaincre la frontière. Soit environ 4 000 personnes en 2022, venant essentiellement de Guinée, du Cameroun, d’Iran, d’Afghanistan ou du Maghreb. Les exilés y arrivent souvent dans la nuit ou au petit matin, après de longues heures de marche, certains très éprouvés.

On a beau être en mai, les nuits sont froides, explique Jean-Luc, médecin qui bosse ici avec l’antenne de Médecin du Monde : «  Il y a encore des cas d’engelures  ». Alors qu’on discute sur la terrasse donnant sur les Alpes, au milieu de petits groupes d’exilés, il évoque les séquelles de leurs périples : « Si environ un tiers des pathologies chez les personnes arrivant au refuge sont liées à la marche depuis l’Italie, d’autres sont le fait de traumatismes liés à ce qu’ils ont vécu sur la route, en Libye, en Croatie, en Méditerranée… »

Awa* cumule les deux. Âgé de 16 ans, ce Camerounais revient des urgences à la suite d’un franchissement de frontière qui lui a pris 18 heures. «  J’étais en claquettes et chaussettes, lâche-t-il, je sens toujours pas mes pieds ». Au fil de la conversation, il raconte d’un air sombre le naufrage qu’il a vécu aux abords de Lampedusa, ou le racisme se déchaînant en Tunisie depuis les déclarations xénophobes du président Saïed (2). Malgré tout, il reste confiant, explique qu’il lui a fallu seulement onze mois pour rejoindre la France alors qu’il est parti sans argent. « J’ai une bonne étoile ».

Retour à l’entrée du refuge. De jeunes hommes fument des clopes à la chaîne. Ils évoquent les différents lieux emblématiques du passage, Lampedusa, la Tunisie Vintimille… L’un d’eux lâche : «  Pourquoi ils s’acharnent avec les frontières ? De toute façon on passe.  »

« LES TRUITES AVANT LES EXILÉS »

Depuis qu’en 2016 certaines routes migratoires pour sortir de l’Italie se sont réorientées vers le Briançonnais, le bubon sécuritaire ne cesse d’y enfler : sur place, on trouve notamment un effectif de 140 gendarmes mobiles affectés à cette seule mission. En rotation, mal formés, ils patrouillent parfois en ville et participent d’une théâtralisation du contrôle migratoire, au même titre que les missions en motoneiges ou VTT électriques près de la frontière : il s’agit de montrer que l’État bande ses muscles.

« La tendance du gouvernement est de rajouter toujours plus en militarisation et forces de l’ordre, dénonce Michel Rousseau. C’est inutile puisque les gens finissent par passer. C’est aussi très coûteux (3). Et c’est surtout barbare, parce que ça ajoute des risques et des souffrances. »

Michel est le cofondateur du collectif briançonnais Tous migrants, qui a sorti fin 2022 un édifiant rapport (4) détaillant les multiples abus qui ont cours dans la zone, de l’entrave à l’accès aux soins à la violation du droit à la demande d’asile. Sans parler des interventions musclées. Le 9 mai 2018, le corps sans vie d’une jeune Nigériane nommée Blessing Matthew était retrouvé noyée dans la Durance, à quelques encablures de Briançon. Selon son compagnon de traversée, ils étaient pourchassés par des policiers qui n’ont rien fait pour la secourir (5).

« Beaucoup de flics ont conscience de l’absurdité de leur boulot, mais ça n’empêche pas les abus, témoigne Mado, une des sept salariés du refuge. Un môme m’a raconté que l’un d’eux l’avait mis en joue pour l’empêcher de fuir. Il leur arrive aussi fréquemment de refouler des mineurs munis de papiers prouvant qu’ils devraient être accueillis.  »

Évoquant les différentes étapes de la construction et de la diffusion d’un journal papier tel que le nôtre, l’ami et historique du Chien Rouge Mathieu Léonard résume sa vision des choses ainsi : «  Un média numérique ne peut jamais avoir cette respiration, ce contact avec le réel. C’est ce qui est précieux avec le papier : la possibilité du passage de la main à la main. »

Une routine de maltraitance et de répression (6), qui va de pair avec la démission des institutions en matière de prise en charge des exilés, qu’il s’agisse des collectivités locales ou de l’État. Depuis l’élection (en juin 2020) à la tête de la mairie d’Arnaud Murgia, encarté LR puis divers droite, décrit ici comme grand émule de Darmanin, c’est bien simple : plus une thune ne va à l’accueil. « Les truites avant les exilés », résume un solidaire, faisant référence à une petite asso de pêcheurs du coin qui serait arrosée d’aides alors qu’elle n’est pas très active. Le refuge, lui, est financé uniquement par des dons et du mécénat.

Les exilés n’y restent bien souvent que deux ou trois jours, avant de partir vers d’autres horizons – Paris, Marseille, Grenoble… « Pour beaucoup d’entre eux c’est juste une étape, explique Mado. Ils profitent du wifi, des douches, du petit confort qu’on offre, puis ils continuent leur route. Mais il y en a d’autres qui nécessiteraient des soins plus poussés. Or nous n’avons pas de quoi traiter les gens en dépression, ou avec des problèmes d’addiction, qui ne sont pris en charge nulle part. Là aussi les défaillances de l’État sont criantes. »

Des défaillances qui risquent de bientôt se faire encore plus flagrantes. À l’hiver 2021, le refuge avait déjà dû fermer ses portes quelque temps face à une affluence devenue ingérable, prélude à l’occupation de la gare de Briançon. Ces derniers jours, le même scénario semble se répéter, en raison notamment des nombreuses traversées de la Tunisie vers l’Italie (7). Dimanche 21 mai, quelques jours après mon passage, ils étaient 136 exilés pour seulement 64 places (8). Une situation intenable, avec des salariés et bénévoles au bord du burn-out. Sommée par courrier de proposer des solutions d’hébergement d’urgence, la préfecture des Hautes-Alpes a botté en touche. La municipalité est elle aussi aux abonnés absents. Seule réaction perceptible : il y aurait selon des militants du coin une claire surenchère dans la militarisation de la frontière, avec une vingtaine de refoulements par jour, une présence policière encore renforcée et le renfort de bidasses de l’opération Sentinelle.

Fortifier oui, accueillir non…

Émilien Bernard dans CQFD de juin 2023

* Le prénom a été modifié

1 CQFD a déjà parlé de ce lieu épatant dans son numéro 202 : « Et à la fin, c’est la solidarité qui gagne (ou presque) »(octobre 2021).
2 Lire notamment « Racisme en Tunisie. “Le président a éveillé un monstre” », Afrique XXI (03/03/2023).
3 Début 2022, le sociologue Didier Fassin estimait à 60 millions d’euros par an « les dépenses occasionnées […] pour empêcher les exilés de pénétrer sur le territoire français dans le Briançonnais. » (« Immigration : la politique publique la plus coût-inefficace ? », Alternatives économiques (01/01/2022).
4 « Pratiques policières du contrôle de la frontière : Un an de refoulements et de déni de droits à la frontière franco-italienne dans le Briançonnais », disponible en ligne.
5 Lire notamment « La mort de Blessing Matthew – Une contre-enquête sur la violence aux frontières alpines », Border Forensics (22/07/2022).
6 Faute de place, je ne traite pas ici de la forte répression des personnes solidaires, que CQFD a déjà souvent évoquée et sur laquelle on reviendra.
7 Autre facteur aggravant : les tarifs exorbitants de la SNCF aux beaux jours, des personnes voulant quitter le refuge ne pouvant se permettre une telle dépense.
8 « Briançon : plus de 130 migrants hébergés aux Terrasses solidaires, le centre débordé en appelle à l’État », Infomigrants (24/05/2023).