La marine marchande

INTRODUCTION-

Si la quasi totalité des secteurs marchands dépend à un moment ou à un autre du domaine maritime, l’importance donnée par les politiques nationales successives à ce domaine n’est en rien proportionnelle à son implication commerciale. Pour exemple, les dépenses de l’Etat français en infrastructures entre 1980 et 2003, pour le maritime et l’aérien cumulés, représentent 7,5 % des dépenses en infrastructures pour l’ensemble des transports (contre 67,2 % pour la route, 17,1 % pour les chemins de fer et 8,3 % pour les transports en commun urbains). Ces chiffres sont en proportion inverse des volumes transportés. Nous allons donc, à travers le fonctionnement des ports (I), donner une approche du gigantisme qui y règne. Les marins (II) sont des acteurs très spécifiques par leur mode de vie et par les tâches qu’ils ont à accomplir en dehors de toute aide extérieure la plupart du temps, indissociables des navires (III) qu’ils mènent, véritables usines flottantes. La situation internationale offre à la politique, tant au niveau national qu’au niveau européen, une opportunité sans de véritables contraintes pour appliquer une idéologie ultra-libérale. Les directives européennes, véritable serpent de mer (IV) en est une illustration hélas toujours vivante. Cette idéologie est tout aussi présente dans la formation des gens de mer (V) notamment en France, mais aussi dans les autres contrées maritimes. Elle trouve son aboutissement dans les tentatives plus ou moins abouties de mise en place de pavillons de complaisance (VI) nationaux (TAAF, Wallis et Futuna, RIF), ou dans les armements de navires sous pavillons les plus complaisants (Bahamas, Panama, Malte, Chypre, Iles Anglo-saxones…). A croire que le domaine de la marine marchande est un laboratoire fructueux pour tous les essais de déréglementations aboutissant à une jungle économique dont finalement personne ne sort gagnant : les armements des pays occidentaux se font une concurrence sans merci qui aboutit à une normalisation des conditions de travail, de sécurité et de protection de l’environnement toujours en baisse. S’il n’est pas certain que ces armements sortent toujours gagnants d’une telle concurrence, ils se retrouvent inévitablement sur le marché face à d’autres armateurs beaucoup moins contraints par l’application de lois internationales car dépendant de pays qui n’ont pas forcément ratifié toutes les conventions en vigueur. Néanmoins, il existe certainement des pistes vers des solutions viables pour tous (VII). Il devient urgent de les explorer.

I - FONCTIONNEMENT DES PORTS –

90 % du commerce (en volume) entre l’Union Européenne et les pays tiers passent par bateaux : c’est énorme. Presque tout le pétrole importé par l’UE, transite par mer (soit 80 % du pétrole consommé). 35 % du commerce intérieur se fait par voie maritime. Trois chiffres qui, à eux seuls, suffisent à montrer l’importance des services portuaires car dans un port il faut pouvoir accueillir des navires : c’est fait pour ça, sauf qu’on n’accoste pas un porte-conteneur de 8000 EVP (c’est-à-dire l’équivalent de 4000 camions de 35 tonnes) comme on gare son automobile. Il faut donc :
 des infrastructures adéquates : ports, digues, quais …
un service pour guider les bateaux : le pilotage,
un service pour les aider à accoster : le remorquage,
un service pour les amarrer : le lamanage,
un service pour les réapprovisionner : le soutage et les shipchandlers,
un service pour les contrôler : les officiers de port, la douane, la police.

Il faut ensuite :
pouvoir décharger et recharger les marchandises transportées : cela concerne les dockers, les transitaires, les agents, les consignataires,
puis acheminer les marchandises (parfois les passagers) et qu’elles soient distribuées : par camions, par trains. Il faut donc des routes et des chemins de fer à proximité, voire des aéroports.
Bref, les activités d’un port sont multiples, variées, très spécifiques et absolument incontournables d’un point de vue stratégique : imaginez un port bloqué (un grain de sable quelconque venu se faufiler dans ces rouages si complexes) et c’est tout de suite l’arrêt du commerce extérieur, une quasi-impossibilité de se ravitailler en pétrole donc plus de véhicules, pénurie de nourriture et autres biens de consommation. L’économie est bloquée mais entendons-nous bien : c’est toute l’activité humaine qui est paralysée.
L’impact humain ne serait absolument pas le même pour une gare ou un aéroport.
D’où l’importance de ne pas prendre à la légère toute modification de l’organisation du domaine portuaire dont les interférences dépassent largement la zone géographique.

II - LES MARINS –

Nous avons parlé des ports, mais comme il n’y a pas de port sans navires, parlons des marins qui les mènent et qui sont si malmenés depuis quelques temps.
Les marins sont au mieux connus grâce à Cousteau ou « Thalassa » : c’est dire si on est loin de la réalité.
Il y avait 9740 marins de commerce français au 31 décembre 2003 : rien en comparaison du nombre d’enseignants ou d’employés de la SNCF. Et comme par définition ils naviguent et travaillent de 10 à 16 heures par jour (légalement 14 heures), se regrouper pour défendre leurs statuts leur est très difficile : embarqués, ils n’ont pas le temps ; en congés, qui songe à donner encore de son temps pour la défense de son métier, alors que le lieu de résidence est fréquemment à des centaines de kilomètres des ports d’armement et qu’une bonne semaine de congés est employée à se réadapter au rythme de vie à terre ? Ce sont les deux handicaps majeurs de ce secteur sur le plan social, offrant une voie royale à une politique dictée par les règles de la concurrence. De plus, une proportion non négligeable (mais difficilement quantifiable compte tenu de la mobilité des embarquements) de ces marins naviguent pour des sociétés françaises, sous conditions françaises ou non, mais sur des navires battant pavillon étranger. Ils sont une minorité de français à bord (souvent 1 ou 2) et le quotidien les marginalise naturellement par rapport à l’ensemble du métier.
Parmi ces gens de mer, on distingue communément les officiers pont (qui sont chargés de la navigation, du chargement et déchargement des marchandises) ; les officiers machine (chargés de la maintenance et de la conduite des moteurs) ; puis les équipages qui font la manutention et l’entretien au pont et ceux qui font la maintenance et l’entretien à la machine. Sur les 9740 marins de commerce, 2983 sont officiers et 6757 personnels d’exécution.
Pour former un officier au brevet complet de O1NM, le rendant « apte toutes fonctions, toutes navigations », il faut 4 années d’école entrecoupées de 5 années de navigation, soit 9 ans au mieux. Néanmoins, il existe d’autres formations plus courtes, mais aux prérogatives plus restreintes. Or, la commission du Parlement européen est très claire : il manquerait aujourd’hui 13 000 officiers en Europe, 36 000 d’ici l’an 2006. Nous allons voir dans les chapitres suivants de quelle façon elle pense résoudre le problème.
Notons au passage la disparition complète de l’officier électronicien radio à partir de 1995, alors que dés le début des années 90 justement, les appareils électroniques et l’automatisation se sont de plus en plus sophistiqués : c’est un non-sens passé complètement inaperçu ! Cette charge et cette responsabilité n’ont fait que s’ajouter aux tâches des officiers pont. De la même manière qu’à l’issue d’un stage de quinze jours renouvelable tout les 5 ans, le même officier s’est vu octroyer la responsabilité des soins à bord ! Par soins, il faut comprendre tout ce qui peut arriver dans un milieu clos et à risque : du simple rhume à la fracture ouverte, du pansement à l’intraveineuse…

Le quotidien du marin est très varié. Il se trouve confronté à toutes sortes de situations qu’il doit résoudre. Parfois, cette résolution revêt un caractère vital. Il doit être capable d’embarquer dans des contrées les plus reculées, de découvrir un nouveau bateau le plus rapidement possible (les embarquements en double pour passer « la suite » se font de plus en plus rares), de gérer un équipage cosmopolite et pas toujours commode, de réparer une panne en pleine nuit, lorsque la tempête fait rage et que le mal de mer pas n’est pas forcément très loin, de faire face à des autorités qui n’hésitent pas à faire planer la menace de l’amende, de la saisie ou de l’enfermement pour des règles pas toujours établies, d’imaginer un système pour saisir efficacement un chargement des plus variés, de confectionner une pièce vitale pour la machine alors que le navire est à la dérive, proche de la terre et que les autorités s’inquiètent, bref toutes sortes de situations des plus inattendues. Forcément, la formation est indispensable à la gestion quotidienne de la vie à bord. L’expérience, la transmission du savoir et la conscience professionnelle sont tout aussi importantes. Les conséquences environnementales et humaines suite à un manquement, même s’il est occasionnel et pardonnable, sont très vite colossales. Le principe de précaution, s’il est omniprésent dans la tête du marin (« Trop fort n’a jamais manqué parce que trop faible a souvent fait défaut »), devrait être la base de toute législation, qu’elle soit nationale, européenne ou internationale. Ce n’est que rarement le cas, bien au contraire.

III - LES NAVIRES –

Qu’est-ce qu’un navire ?
La question paraît presque inopportune. Pourtant il n’est pas inutile de connaître la spécificité de ce mode de transports pour comprendre à quel point ce secteur est sensible aux choix politiques, économiques et sociaux. Les impacts de ces choix ainsi que leurs conséquences sur les littoraux et le développement des points clés que sont les ports, sont primordiaux.
Les types de navires sont variés suivant le fret qu’ils transportent. On distingue, parmi les plus courants :
Les pétroliers pouvant communément transporter 350 000 tonnes de pétrole, soit le plein de 10 millions de voitures.
Les vraquiers (transports de blé, minerais, sel, bois, tôles, colis lourds, nourritures, ciment, bétail, huiles, vins, eau …) dont les capacités varient du simple hangar à blé au troupeau de vaches, en passant par la colline de minerais ou l’usine "clés en main".
Les RoRos : ce sont les transporteurs de véhicules. Un navire de taille moyenne de cette catégorie charge environ l’équivalent de 3 kms de bouchons de route.
Les porte-conteneurs : il faut 4 000 camions de taille maximale pour vider complètement un de ces porte-conteneurs de dernière génération.
Les ferries pour les passagers : un navire reliant la Corse au continent transporte l’équivalent des passagers d’une centaine de cars.

La flotte sous pavillon français (1er ou second registre) a oscillé pendant les années 1990-2005 entre 205 et 215 navires de commerce, transportant en permanence 6 à 7 millions de tonnes de fret. Au 1er janvier 2004, cette flotte se répartit ainsi : 54 pétroliers de capacité totale de 4,35 millions de tonnes de port en lourd (capacité de transport), 65 navires à passagers offrant 45 000 places et 17 000 voitures accompagnatrices pour la métropole, 88 cargos de capacité totale de 1,84 million de port en lourd, ainsi qu’une multitude de "petits" navires comme les remorqueurs portuaires (plus de 70 en métropole dont le prix d’achat neuf est d’environ 5 millions d’euros chacun), des navires à passager, etc.
Un navire, c’est donc un véhicule aux capacités gigantesques qui a la particularité d’être soumis aux éléments eau et air (et parfois feu ou terre…), fondamentalement aléatoires et capricieux, et de plus assez difficilement maîtrisables. D’où la nécessité impérative de renforcer les principes de précautions et de sécurité (dont l’accès fiable aux renseignements météorologiques devrait faire partie).
100 camions-citernes (l’équivalent d’un petit caboteur) renversés sur la chaussée, cela provoquerait à coup sûr un impact médiatique et une très grande émotion. Pourtant cet incident énorme arrive souvent dans l’indifférence voire l’ignorance la plus totale, car il ne nous touche que lorsque les dégâts sont bien visibles sur nos côtes ou dans nos ports. Jamais lorsqu’ils ont lieu au large. De fait 70 pétroliers ont sombré pour la seule année 96, provoquant 70 marées noires à plus ou moins longue échéance : qui en parle ? Devons-nous nous préoccuper uniquement de ce qui ce passe sous nos yeux ? Dans l’instant ? Et dans l’énormité ?

IV - LES DIRECTIVES EUROPEENNES, VERITABLE SERPENT DE MER –

La commission européenne, très consciente de l’intérêt économique vital et disons aussi lucratif pour les entreprises, du secteur maritime, a décidé en 1996, de mettre en place « une nouvelle stratégie en vue d’accroître la compétitivité de la navigation communautaire » (cf. l’Avis de la section Transports, …). Dans cet objectif, une directive "concernant l’accès aux marchés des services portuaires" (initialement en date du 14 février 2001) tente d’émerger malgré les risques encourus.

Voici les cinq points fondamentaux de cette directive, qui changent radicalement l’organisation portuaire et maritime en général, parce qu’ils remettent en question les structures même de ce domaine sans garantir que leur mise en place préservera au minimum les conditions sociales, environnementales et de sécurité actuelles, alors qu’elles demanderaient à être améliorées.

1. La compétitivité au sein des services portuaires est-elle le moyen clé de « garantir l’efficacité globale des ports » ? C’est pourtant l’objectif majeur et prioritaire de la directive. Notons tout d’abord qu’il n’est dit nulle part pour quels motifs clairement définis il y a lieu d’accroître cette compétitivité. Les services de remorquage, de lamanage et de manutention, bien qu’incontournables, constituent des coûts mineurs pour un navire (en comparaison de leur combustible, par exemple). Instaurer une concurrence au sein de ces secteurs d’intérêt public ne diminuerait pas sensiblement les coûts des armateurs : les frais portuaires ne représentent que 5% des frais d’exploitation au maximum. En revanche, lorsque les coûts de main d’œuvre seront réduits pour soutenir la concurrence, en employant des marins non formés et meilleur marché par exemple, il y aura tout lieu de craindre une diminution sensible de la qualité des services et infailliblement de la sécurité.
Car les problèmes de langue donc de communication entre les membres des équipages, n’ont rien d’anecdotique : faut-il rappeler le cas du naufrage causé par le Bow Eagle ? Pourra-t-on vérifier qu’un chef d’équipage italien comprenne les ordres de son second capitaine français, afin de les transmettre à ses matelots polonais ?
Tout marin ayant navigué sous conditions internationales, donc avec de nombreuses nationalités à bord, touche quotidiennement du doigt, surtout en situations périlleuses, combien la langue peut être une barrière pour gérer une situation au quotidien et à plus forte raison dans l’urgence.
En fait, cette fameuse stratégie de compétitivité ne semble être qu’un postulat uniquement dicté à la fois par une morale du profit et de lobbying, mais aussi par une crainte de perdre un pouvoir momentané et ponctuel et non par un souci réel d’harmonisation économique.
N’y a-t-il pas d’autres stratégies possibles à mettre en place ?

2. Que va apporter la délocalisation ? C’est le deuxième point capital de cette directive qui consiste à autoriser toute entreprise étrangère faisant partie de l’UE, à venir s’implanter et exercer son activité dans un pays, selon les lois de son propre pays. Soulignons que la directive est très explicite sur ce point puisqu’il est mentionné à l’article 2.4 que « les Etats membres peuvent exiger que les fournisseurs de services portuaires soient établis dans la communauté et que les navires utilisés exclusivement pour la fourniture de services portuaires soient enregistrés dans un Etat membre et battent pavillon d’un Etat membre ».
Prenons donc pour exemple la France, dont le Code du Travail et les lois sociales figurent parmi les plus élevés, et prenons l’Espagne, aux réglementations beaucoup moins strictes sur le plan social, ou bien Malte (qui est un des paradis fiscaux les plus connus et des plus complaisants). On peut facilement augurer qu’aucune entreprise maltaise ne viendra exercer en France en se pliant à la réglementation française, pour elle très défavorable. Car cela voudrait dire, pour aller vite :
cotiser au régime de sécurité sociale donnant droit aux soins et congés de maladies,
cotiser aux régimes de retraite,
devoir un salaire minimum garanti, aujourd’hui de 1100 euros, et se plier à une grille des salaires par niveau de qualifications,
devoir employer une main d’œuvre qualifiée sortant d’écoles reconnues comme l’Ecole Nationale de la Marine Marchande, qui auront délivré des diplômes reconnus pour leur niveau de compétence (c’est le cas de l’E.N.M.M. en France), et dûment validés par l’administration des Affaires Maritimes,
entre 17 et 2O jours de congés par mois d’embarquement selon les conventions collectives propres à chaque secteur.

Inversement, une entreprise française sera naturellement attirée par des pays permettant les allégements fiscaux et sociaux d’un pays tiers. A moins qu’elle puisse employer, sur son territoire, par le biais d’une filiale internationale, un chinois ou un roumain qui sont les marins les moins chers du marché, ceci en vertu du mode 4 des AGCS. Concrètement, on pourrait trouver sur un navire pour le même poste, un matelot français et un autre polonais, l’un payé 1200 euros avec les avantages sociaux français, et l’autre « 800 $ US par mois d’embarquement (y compris les congés, les heures supplémentaires, la nourriture, les primes et allocations diverses) », comme le stipule le protocole d’accord en discussion entre les armateurs et les organisations syndicales. N’est-ce pas purement discriminatoire ? Et dès lors, comment garder des français à bord ?

Il est à noter que depuis le 1er janvier 2001, la législation communautaire permet à chaque pays membre de l’UE d’employer un quota important de marins étrangers (non formés et sans possibilité réelle de contrôle donc moins « chers ») sur les navires. Les récents naufrages mettant en cause des navires occidentaux (Erika : italien ; Bow Eagle : norvégien ; Jolly Rubino : italien ; Ievoli Sun : italien ; Tricolore : suédois …) ont tous fait suite à une législation permettant la délocalisation du personnel. Dès lors, on peut craindre que la directive amène jusque dans les ports les mêmes incidents tragiques.

3. En quoi l’auto assistance permet à toute entreprise d’utiliser la législation du pays le plus avantageux pour exercer sur le lieu de son choix.
Son principe est défini comme suit : Art. 4 - « situation où un utilisateur d’un port se fournit à lui-même, en utilisant son personnel et ses équipements propres, une ou plusieurs catégories de services portuaires conformément aux critères fixés dans la présente directive ». Ce qui veut dire que toute entreprise, quelle que soit sa nationalité, aura accès aux marchés des services portuaires avec son propre personnel soumis aux conditions sociales du pays d’origine : donc, une entreprise chypriote pourra s’installer au Havre avec sa communauté et ses lois chypriotes, faisant une concurrence absolument déloyale, ne laissant aux entreprises autochtones d’autre choix que de se délocaliser.
De plus la directive prévient qu’ « elle ne peut accepter que le droit à l’auto assistance soit réservé aux navires battant pavillon d’un état membre car cela ne serait pas conforme aux règles et obligations internationales ». Nous sommes donc prévenus que ce principe est étendu à tous les pays, quel que soit leur niveau de réglementation.

L’auto assistance renvoie en outre au mélange des fonctions : un matelot sera appelé à décharger lui-même son propre navire et sera donc docker ; un capitaine, parce qu’il touche « régulièrement » le même port, sera aussi pilote ; un mécanicien pourra être appelé à entretenir les moyens de manutention portuaires … Et puisque nous sommes dans une logique de rentabilité, le but immédiat est de supprimer des emplois, voire des métiers, en même temps qu’on impose une surcharge de travail à une corporation qui n’en a nullement besoin. Un navire qui reprend la mer dans de telles conditions est un navire mené par un équipage déjà éprouvé par la fatigue avant même le premier coup de vent. On conçoit difficilement de prendre sa voiture après 15 heures de travail physique, c’est pourtant ce qu’on demande aux marins.

4. Comment la directive déréglemente plutôt qu’elle n’organise.
§ 8- « … l’objectif de l’action proposée, qui est d’assurer l’accès, pour toute personne physique ou morale établie dans la Communauté, au marché des services portuaires, peut être mieux réalisé par la définition de principes communs à tous les Etats membres. La présente directive se limite au minimum requis pour atteindre ces objectifs et n’excède pas ce qui est nécessaire à cette fin » : en fait de limites, celles qui sont données aux entreprises sont tellement ténues qu’on peut se demander si elles existent encore, sachant qu’il est précisé au § 5 que « Le fait de faciliter l’accès au marché des services portuaires … devrait se traduire par la suppression des barrières à l’entrée du marché pour les fournisseurs de services portuaires…, une réduction des coûts … »
§ 13- « les fournisseurs de services devraient avoir le droit d’employer le personnel de leur choix. » Bien que se prévalant du souci de respecter les réglementations relatives à la formation et aux conditions de travail, la directive trahit bien ici sa véritable volonté de laisser les entreprises libres de faire n’importe quoi …
Art. 15- « les normes sociales ne doivent pas être moins strictes que celles définies par la législation communautaire applicable ». Mais existe-t-elle, au moins ? On la cherche encore dans la proposition de la nouvelle convention européenne. Quelles sont les normes communautaires en termes de pavillon ? La libre concurrence n’autorise-t-elle pas le pavillon communautaire le plus « avantageux » (Malte, Chypre) de primer sur les autres ? Bref, de qui se moque-t-on ?

Le but est bel et bien de contourner les législations de chaque Etat (voire d’inciter chaque pays à modifier sa propre législation) pour faire primer une législation communautaire à peine ébauchée et donc peu contraignante. Limiter les règles, c’est donner une liberté accrue aux entreprises. Sommes-nous certains que c’est le bon choix pour garantir la protection de l’environnement, de la sécurité et des conditions sociales ?

5. D’autant que le rôle de l’Etat (qui est le représentant des intérêts de la collectivité dans son ensemble) est surtout réduit aux réparations.

Art. 13.1 – Recours- « les Etats membres veillent à ce que toute partie justifiant d’un intérêt légitime dispose d’un droit de recours contre les décisions ou les mesures individuelles prises en vertu de la présente directive par les autorités compétentes ou l’organisme gestionnaire du port. » : ceci est un pouvoir supplémentaire octroyé aux entreprises pour outrepasser les décisions de « l’autorité compétente » qui ne leur conviendraient pas. Ce droit de recours n’est pas sans rappeler l’ORD (Organe des Règlements des Différends) qui finit toujours par donner raison à l’OMC contre les Etats.
Art. 28 : L’Etat se voit pris dans la double contrainte de devoir jouer le rôle tout à fait légitime de responsable de « l’ordre public, de la sûreté et de la sécurité dans les ports ainsi qu’en matière de protection de l’environnement » alors que son autorité est de fait limitée par le pouvoir octroyé aux entreprises : mais en cas de catastrophe, qui sera responsable ? Les élus ont une responsabilité déterminante dans les choix et les décisions politiques qu’ils auront affichés, mais pourront-ils payer les dégâts d’une marée noire ?

Art. 17 – Compensations : L’Etat vend purement et simplement des secteurs financés par tous les contribuables, à l’image de ce qui est déjà en cours pour le terminal conteneurs ou méthanier (avec en prime la privatisation de G.D.F.) de Fos. Dans quelle mesure est-ce acceptable ? Les citoyens ont-ils été informés ? A-t-on sollicité leur avis ? Quand, ce qui m’appartient en propre est vendu à un quidam sans que j’en sois informé, même dans mon intérêt personnel, cela ne relève-t-il pas de la spoliation ?

Art. 5 – Autorité compétente : Qui ? Concrètement. Elle n’est pas plus définie que dans l’article 4. Sera-t-elle représentée par des fonctionnaires d’Etat, ce qui serait la meilleure garantie de la neutralité qu’on est en droit de lui demander ?

Art. 4- Définition de la notion de « système portuaire » : Pour quelles applications les commissaires européens se voient-ils obligés de définir, en plus de la notion géographique de port, celle de « système portuaire » ? Cette question est une invitation à la transparence. L’Etat n’a-t-il plus le droit de jouer un rôle commercial, alors qu’il a investi dans cette optique, en équipant les ports de grues, stations de pompage, quais … ? Y aurait-il une interférence entre les notions d’autoroutes de la mer, la déréglementation portuaire et la "jungle du large" ?

Les Etats doivent être souverains au sein des institutions européennes par rapport à leurs choix économiques dont il leur incombe de donner des voies d’exercice aux entreprises et non l’inverse.

UNE CONTRADICTION FLAGRANTE ENTRE LES CONSTATS ET LES OBJECTIFS DE LA DIRECTIVE-

Forts de tous ces constats, ne sommes-nous pas en mesure de réaliser pourquoi un autre Erika est probable dès que la Communauté s’engagera dans la voie ouverte par la directive, et si les Etats membres refusent de prendre les mesures qui leur sont encore possibles ?

D’un côté, une étude commandée par la commission elle-même pour préparer cette directive, a fait état le 23 avril 2001 que « 80 % des accidents maritimes sont dus à des erreurs humaines ». Elle ne peut en outre ignorer :
que 2 navires sur 5 ne respectent pas les normes internationales ;
que 40 % des pétroliers naviguant dans le monde ont plus de 25 ans (c’est énorme pour un bateau) ;
que plus de 2/3 de la flotte pétrolière mondiale navigue sous pavillons de complaisance ;
que l’apport massif de personnel étranger sous-qualifié pose le problème des contrôles : à ce sujet, chaque pays européen s’est engagé à contrôler 25 % des navires faisant escale dans les ports et la France a été épinglée en 2002 pour son incapacité à respecter son engagement, compte tenu du manque d’inspecteurs formés, et ceci malgré les effets d’annonce qui ont pu être fait par les gouvernements successifs.

D’un autre côté, conscient que l’application minimum de cette directive est susceptible d’entraîner inévitablement des catastrophes, le Parlement Européen laisse à chacun des Etats la responsabilité de mettre en place les décrets d’application, ayant pris soin au préalable de ne leur donner qu’une marge de manœuvre restreinte.

La proposition de directive européenne du 14 février 2001, amendée (à raison de 140 amendements) au 19 février 2002 a finalement été repoussée à la session de novembre 2003 (par 231 voix contre, 209 pour et 19 abstentions). Cependant, la commissaire européenne au transport de l’époque, Madame Loyola de Palacio ayant une vue très personnelle de la démocratie, a décidé de proposer à nouveau l’étude de ce sujet au sein de la commission juste avant de laisser son poste à ses successeurs, le commissaire français Jacques BARROT chargé des transports et le commissaire maltais (sic !) M. Joe BORG, chargé de la pêche et des affaires maritimes. L’idéologie dévoilée au cours de cette proposition de directive est le révélateur des propositions toujours répétées par une bande d’inconscients en mal d’idées originales, peu soucieux de protéger à la fois l’économie, l’environnement, le social et de respecter la dignité humaine.

Il est important d’avoir à l’esprit que les directives qui ont été proposées par le Parlement et le Conseil européen, ne sont pas le fruit d’une politique étrangère appliquée à chaque Etat, mais bien la concrétisation des politiques communes, toutes responsables des effets qu’elles entraîneront. La probabilité d’autres Erika, Prestige, Bow Eagle, Tricolore… n’est hélas pas une fiction, et le risque d’une marée noire s’étend largement à l’ensemble des ports. La responsabilité de chacun des citoyens français est d’imposer aux « représentants du peuple » d’appliquer la politique pour laquelle ils ont été élus et de ne pas accepter le décalage qu’il existe entre d’une part les directives parachutées d’on ne sait quelle commission d’étude et d’autre part l’intérêt de la collectivité.

TOUCHER N’EST PAS COULER -
La solution d’urgence, et elle est impérative si l’on est conscient de la situation, est d’imposer que les entreprises soient soumises aux règles du pays d’accueil : c’est-à-dire pour la France, maintien du SMIC, des cotisations à la Sécurité Sociale et aux régimes de retraite, des congés payés, du respect des niveaux de formation et des différentes normes existantes … pour tout salarié de ces entreprises d’où qu’elles viennent. D’autant plus que cette solution cadre parfaitement avec les objectifs officiels de la directive.

V - LA FORMATION DES GENS DE MER -

Mais attention ! Une passerelle toute trouvée pour l’application des règles minimum préconisées par la directive, existe déjà en France : la VAEP.

Le choix de la politique de formation maritime en France reflète parfaitement celui de l’application des règles minimum de cette directive par la mise en place systématique de la Validation des Acquis et de l’Expérience Professionnels (VAEP), sans se donner les moyens d’en évaluer toutes les conséquences (sociales, économiques et écologiques).

Or l’application de la VAEP, comment se présente-t-elle ?
Par exemple, actuellement, un brevet de commandant qui a demandé 9 ans de formation d’Etat, peut être mis en concurrence selon les circonstances, avec le certificat qu’aura reçu un matelot, représentant 6 mois d’études dispensées dans une école privée et 12 mois de navigation. Cela ne tombe-t-il pas à point nommé, lorsqu’il manque officiellement 13 000 officiers en Europe ? Et même si la Direction des Affaires Maritimes au Ministère reconnaît que le nombre des étudiants serait suffisant pour résorber à moyenne échéance ce manque, si ceux-là ne faisaient à la sortie de l’école le choix d’une autre carrière compte tenu de la dégradation patente des conditions de travail.
Notons au passage, toujours selon les chiffres de la Commission européenne, qu’« Entre 1992 et 1999, le salaire moyen des gens de mer qualifiés a chuté de 53 % pour les Allemands, de 51 % pour les Belges, de 49 % pour les Néerlandais, de 26 % pour les Portugais, et de 14 % pour les Français. » Et rajoutons que la crise de la marine marchande en France a eu lieu dans les années 80 : c’est dès cette époque que les salaires ont commencé à baisser contrairement aux autres pays de la communauté européenne ce qui explique le « petit » 14% français.

Les questions qu’on peut se poser sont : quelle formation ? Avec quelle sécurité ? Quelles économies ? Et surtout pour quelle finalité ?

La formation des navigants ne peut être envisagée que dans le cadre d’un projet politique et économique de la marine marchande. Ce projet existe-t-il déjà ? Et/ou ne nécessite-t-il pas une définition voire ne serait-ce qu’une refonte pour resituer la place qu’on veut bien accorder à ce secteur en fonction des évolutions de l’économie (volume des marchandises à transporter donc celui de la flotte de commerce ; leur nature donc celui des types de navires ; diversité et limites des autres moyens de transport d’où le « short sea shipping » ou autoroute de la mer …)

La question n’est pas aussi saugrenue qu’il y paraît : la Marine Marchande a rarement bénéficié, dans les derniers gouvernements, d’un Ministère à part entière, ou d’un Secrétariat d’Etat, mais plutôt d’une Direction tantôt assimilée à l’agriculture et à la pêche, tantôt aux transports et à l’équipement. Pourtant, le seul fait que, ne serait-ce qu’au sein de l’Europe 80% des marchandises transitent par voie maritime, pourrait justifier un traitement spécifique de ce secteur. Une Direction Générale qui ressemble beaucoup à un Secrétariat d’Etat, est épisodiquement à l’étude.

Il existe bien encore des Ecoles Nationales de la Marine Marchande (ENMM), pour former du personnel très qualifié et délivrant des brevets d’Etat reconnus internationalement. Pourtant on est en droit de s’interroger sur leur pérennité depuis la parution des normes STCW 78 amendées en 95 et le type d’évolution qu’ils ont subi. La "régionalisation" a frappé en premier ce secteur, ajoutant des barrières à une unité éducative dont nous avons tant besoin. La formation par modules (et à validation quinquennale pour certains) imposée par ces nouvelles normes, non dispensés dans chacune des écoles impose aux élèves des stages coûteux et dont le prix de revient est largement augmenté par les frais d’hébergements et de nourritures dont l’Etat a donné la gestion à des organismes semi privés ou privés. Quant au demandeur d’emploi qui doit revalider ses modules, il n’aura pas la chance d’avoir un armateur pour prendre en charge ces frais : il devra payer avant de travailler.

Rappel :
1978 : une Convention Internationale établit des décrets (STCW 78) sur les conditions de formation des personnels navigants. La France ratifie cette convention.
1995 : il y a modification de la Convention Internationale et la France s’accorde de nouveau, les décrets STCW 95 prenant même un effet rétroactif s’appliquant à tous les brevets existants. La principale modification est la mise en place de modules payants et soumis à revalidations quinquennales.
2001/2002 : réforme en cours de la filière O2MM.
Rentrée scolaire 2003 : application de la réforme
Rentrée scolaire 2004 : 2ème rentrée scolaire sans que les prérogatives pour ce nouveau brevet ne soient encore définies !

Questions centrales : qu’est-ce qui justifie cette réforme étant donnée les contradictions aussi dramatiques qu’incohérentes qui en ont résulté ? Et quelles solutions leur apporter ?

Ce qu’on constate :
Les restaurants des ENMM ont été confiés à des sociétés privées (de même que pour l’internat de certaines écoles).
La formation tend à s’appauvrir dans sa qualité (la suppression du navire école, la baisse effective du temps de navigation pour la validation du brevet complet, le recours massif aux dérogations, la validation des acquis professionnels en tous genres et la tentative de réforme en cours des cursus de formation…). C’est très dommage car nous estimons que la France possède encore par ailleurs le matériel (locaux, machines, radars …) et le potentiel pour produire un enseignement de grande qualité, et donc une main d’œuvre et des services de qualité. La régionalisation là aussi joue son rôle dans l’éventuelle différentiation des enseignements : aussi bien en terme de programmes d’enseignement (Marseille s’investit plus vers l’internationalisation, alors que Saint-Malo vers les brevets de niveau 2) qu’en terme de moyens.
Les modules rendus obligatoires par le décret STCW 95 sont en France payants et instaurent de fait une discrimination extrêmement préjudiciable aux navigants. Rappelons que ces modules sont sujets à revalidation quinquennale. D’autant plus que les ENMM dirigent elles-mêmes le personnel en demande de formation, vers des écoles privées dont le coût est multiplié par 10 (selon l’expérience faite par des marins de commerce pour revalider leurs modules internes aux brevets).
Il s’ensuit souvent une injustice et un non-sens dans le fait que les mieux placés pour passer ces modules sont les cadres recyclés à terre (et soucieux bien entendu de ne pas perdre les prérogatives de leur brevet), alors que les navigants y sont complètement assujettis sous peine de ne plus pouvoir embarquer.
Ces modules à plusieurs niveaux (Médical 1, 2 et 3 par exemple) sont soumis au choix de l’armateur selon ses besoins, instaurant des choix discriminatoires au sein d’une même entreprise.
D’autant que nous pouvons avancer que ces modules n’ont aucune incidence sensible sur la compétence des marins, dont certains ont une expérience de vingt ans : ces stages théoriques de quelques jours ne doivent être considérés tout au plus que comme des stages d’information comme le Brevet d’Aptitude à l’Exploitation des Embarcations et Radeaux de Sauvetage –BAEERS- ou le Certificat d’Aptitude à la Pratique du Radar –CAPR- : merci ! nous n’avions pas attendu STCW 95 et ses modules pour nous servir quotidiennement du radar ou mener des embarcations légères …
Par le biais des nouvelles formations discutées actuellement, on peut trouver en écoles privées une formation en 6 mois (PPN ou PCMM puis chef de quart) dont l’accès n’est soumis à aucun concours et qui permet, par la suite, par le biais de passerelles douteuses, l’accès aux prérogatives de capitaine. Ce qui constitue un moyen facile de baisser les salaires en instaurant une concurrence sur le marché de ce type de personnel d’évidence moins qualifié.
Le coût exorbitant de ces formations en écoles privées est financé par différents fonds publics, ce qui est une manière de faire payer au contribuable français des entreprises privées, cela au détriment du service public. Donc si l’Etat est sollicité financièrement, le plus économique est d’évidence l’Ecole Nationale de la Marine Marchande, si on se place du point de vue de la collectivité : la somme des aides publiques toujours croissante dont disposent les écoles privées ne dépassent-elles pas largement le budget destiné au fonctionnement des Ecoles Nationales de la Marine Marchande toujours revu à la baisse ?

En résumé, la mise en place de modules et de formations payantes ne semblent être qu’un prétexte pour supprimer les prérogatives d’un brevet d’Etat (polyvalent, rendant « Apte toutes fonctions, toutes navigations ») en permettant au secteur privé, à court terme, d’éliminer du marché le personnel pourtant très qualifié, en instaurant une concurrence avec un personnel moins qualifié mais meilleur marché pour les armateurs. Alors qu’actuellement, il y a déjà un manque avéré de main-d’œuvre qualifiée. Par le financement éventuel de ces formations par l’armateur, le choix du niveau et du type de module lui est réservé : c’est l’employeur qui gère totalement le niveau des brevets et le plan de carrière de ses employés !

La tentative de réforme en cours n’est que la suite logique d’une politique (ou plutôt d’un manque de politique) maritime entamée déjà depuis de nombreuses années. A l’époque où la sécurité, l’environnement et la qualité du marin font l’objet de tant de déclarations publiques de la part des représentants politiques, nous pensons qu’il est temps d’avoir le courage d’inverser la tendance ; d’autant plus que les moyens financiers existent mais sont distribués à quelques privilégiés (écoles privées) au détriment de la communauté. En effet, il est intéressant de noter qu’un « président » d’école privée peut être aussi secrétaire général d’un syndicat et membre très actif de commissions allouant les aides publiques aux salariés demandeurs de formation pour revalider leur brevet.

L’instauration d’une taxe au tonnage et non pas au toucher est un exemple de cette distribution mal répartie. L’utilisation massive par les armateurs nationaux de pavillons libéraux en tous genres en est un autre.

VI - LES PAVILLONS DE COMPLAISANCE –

Qu’est-ce qu’un pavillon de complaisance ? De l’anglais « Flag of convenience ». Convenience étant l’équivalent de « commode », « pratique ». C’est donc un pavillon pratique, commode. Pour qui ? Pour quoi ?

Commençons par les pays qui sont réputés « pavillons de complaisance » :
Le PANAMA : Etat d’Amérique central. 75000 Km2 et 2 900 000 habitants. Langue parlée : l’espagnol. Capitale : Panama, 450 000 habitants.
Le LIBERIA : Etat d’Afrique occidental calé entre Le Sierra Leone et la Côte d’Ivoire. 111 370 Km2 et 2 900 000 habitants. Langue parlée : l’anglais. Capitale : Monrovia, 500 000 habitants.
MALTE : Ile de Méditerranée, anciennement du Commonwealth. 246 Km2 et 380 000 habitants. Langues parlées : l’anglais et le maltais. Capitale : La Valette, 9500 habitants.
Les BAHAMAS : Ile calée entre La Floride et Cuba, faisant partie du Commonwealth. 11 405 Km2 et 300 000 habitants. Langue parlée : l’anglais. Capitale : Nassau, 175 000 habitants.
CHYPRE : Ile de méditerranée. 9251 Km2 et 700 000 habitants. Langue parlée : le grec. Capitale : Nicosie, 220 000 habitants (et port principal : Limassol, 145 000 habitants).

Ces cinq pays représentent l’armement de 10 438 navires de commerce de plus de 300 tonneaux sur les 35 048 navires immatriculés par les 50 pays maritimes existant (au 1er janvier 2004), soit prés de 30 % de la flotte mondiale. Ils totalisent 7 000 000 d’habitants, soit à peine plus de 1°/oo de la population mondiale.

Qu’ont de commun ces pays ? Outre que la langue officielle de chacun de ces pays est la langue d’un « pays ami proche économiquement », le nombre de ressortissants du pays est toujours inférieur à une région comme la Bretagne, celui de sa capitale inférieur à une ville comme Nice. Leurs lois nationales acceptent que n’importe quelle entreprise de n’importe quel pays vienne y établir son siège social moyennant des formalités administratives simplifiées. La fiscalité est quasi inexistante. De même que les lois sociales et les contraintes environnementales et de sécurité sont réduites à leur plus simple expression. De toutes manières, compte tenu de leur population (nombre et niveau de vie des plus bas), ces pays n’ont aucun moyen de contrôler au niveau international, ni l’envie d’ailleurs. Pour trois d’entre eux (Libéria, Panama et Bahamas), l’économie est contrôlée directement par les grandes firmes des Etats-Unis. Les deux derniers (Malte et Chypre) sont plus la chasse gardée d’une Europe en mal de concurrence, dans un secteur où l’on peut expérimenter la suppression de toutes les contraintes pouvant freiner le commerce international.
On comprend aisément que ce n’est pas l’autochtone du Libéria ou des autres contrées désignées ici, qui profite des retombées économiques occasionnées par les « commodités » du pavillon établi par son pays : il n’a ni les moyens d’être armateur, ni l’envie ; son quotidien se résumant souvent à sa survie.
Mais alors, tant de complaisances en tous genres … pour complaire à qui, à part aux armateurs de nos pays occidentaux ?

Prenons les quelques compagnies de navigation connues :
La Compagnie Marseillaise d’Affrètement (C.M.A.) : compagnie à capitaux français dont 95 navires environ sont immatriculés à Panama ou aux Bahamas et 15 environ sous pavillon Kerguelen (pour ce cas, nous y revenons ci-après) ; plus quelques navires immatriculés sous pavillons à la fois complaisants mais aussi intéressants en fonction de l’affrètement du moment (Londres, Hambourg…). A noter : l’impossibilité de fixer le nombre exact de navires sous tel pavillon en raison du changement quasi mensuel d’immatriculation en fonction de l’évolution des lois et des marchés.
La Méditerranéan Shipping Company (M.S.C.) : compagnie à capitaux italiens, basée en Suisse et dont la quasi totalité des navires sont immatriculés à Panama.
Rappelons les tristes cas de l’Erika, immatriculé à Malte et dont l’armateur était italien avec un siège social en Suisse : 20 000 tonnes de fioul déversés à la mer le 12 décembre 1999. Du Prestige, immatriculé au Libéria et dont l’armateur a son siège social basé en Grèce : 50 000 t déversées en 2001. Du San Jorge (Panama) : 53 000 t déversées le 08/02/97. Du Sea Empress (Libéria) : 73 000 t déversées le 15/02/96. Du Seki (Panama) : 16 000 t déversées le 31/03/94. Du Baers (Libéria) : 84 000 t déversées le 05/01/93. Du Haven (Chypre) : 144 000 t déversées en méditerranée le 10/04/91. De l’Exon Valdez (Bahamas) : 40 000 t déversées le 24/03/89. Du Carson (Panama) : 5000 fûts de produit chimique partis à la mer, 23 marins tués et 1500 personnes évacuées en Bretagne le 05/12/87. De l’Amoco Cadiz (Libéria) : 223 000 t déversées le 16/03/78. Du Torrey Canyon (Libéria) : 119 000 t déversées le 18/03/67. Etc.

Ces événements de mer sont à rapprocher des chiffres donnés par le Lloyd en fin d’année : 60 000 à 100 000 conteneurs sont perdus en mer chaque année ; 46% des pertes de navires sont attribuées à 8 pavillons de complaisances sur les 27 identifiés par le syndicat international I.T.F.

De plus, en 2001, les résultats officiels nationaux donnent :
1176 pétroliers ont fait escale à Fos – Marseille
823 au Havre
658 à Donges
540 à Dunkerque
165 à la Rochelle
63 à Sète
18 à Brest
95% de ces navires sont immatriculés sous pavillons très commodes.

Les catastrophes de l’Erika et du Prestige devaient influer sur les politiques maritimes des pays occidentaux et notamment de l’Europe. Or à partir de cette époque, les événements de mer ont changé de nationalité ! Ayons en mémoire les catastrophes des naufrages du Iévoli Sun, ce chimiquier sous pavillon italien, du Bow Eagle sous pavillon norvégien qui a envoyé par le fond un chalutier avec son équipage, ou du Tricolore ce transporteur de voitures de luxe sous pavillon norvégien lui aussi. Que s’est-il passé entre temps ?

Le président français J. Chirac, peu après le naufrage du Prestige, s’est élevé contre « les voyous de la mer », puis 15 jours après cette déclaration à l’occasion du 1er janvier 2002, a décoré de la légion d’honneur l’armateur français M. Tristan Vielgeux, celui-là même qui a armé le Kalinga, le navire sous pavillon Panaméen qui a abordé et coulé le Tricolore ! Certes, ce n’est certainement pas pour avoir fait un abordage en mer du Nord que cet armateur a été décoré, mais pour les services économiques rendus à la nation ! Plus sérieusement, les navires armés par les compagnies sous capitaux européens passent petit à petit sous pavillons nationaux car … les lois régissant ces pavillons dits fiables sont toutes en train d’évoluer pour se calquer sur les pavillons de complaisance ! Ainsi en France, est-il largement question de l’instauration de « REGISTRE INTERNATIONAL FRANÇAIS ». En Allemagne, le Registre Maritime International Allemand est-il déjà comptabilisé comme un pavillon complaisant ? Les pétroliers grecs sont-ils déjà tous sur ce même schéma ? Et les autres nations européennes sont-elles toutes dans la même logique de déréglementation sociale et environnementale … ?

Les conséquences directes, visibles et quantifiables ne se sont pas faites attendre. En effet, nous assistons depuis le début des années 2000 à des naufrages tristement célèbres parce que proches de nos côtes et qui sont tous sous pavillons de nations européennes ou proches : Iévoli Sun, italien ; Tricolore, norvégien ; Erika, maltais (Malte, maintenant membre de l’Europe avec tout ce que cela implique vis-à-vis des autres nations voisines selon le principe de concurrence, base des accords commerciaux européens) ; Bow Eagle, norvégien … Hélas, compte tenu de l’évolution de la législation de nations comme la Grande Bretagne, la Grèce, l’Allemagne, la France, l’Estonie, la Suède, nous pouvons nous attendre à d’autres catastrophes dramatiques telles qu’on les frôle tous les jours dans des ports comme à Fos/mer en raison de l’état des navires et du manque de formation évidente des navigants. Compte tenu du système de recrutement et de rémunération, le syndicat international I.T.F. intervient auprès de l’O.N.U. pour dénoncer des « conditions de travail en dessous du seuil de l’esclavage selon les normes éditées par le Bureau International du Travail ».
Localement, la France n’est pas en reste. Après avoir instauré le pavillon « Kerguelen » régi par le Code du travail d’outre-mer beaucoup plus « souple » mais constitutionnellement incorrect et donc sujet à protestation, le gouvernement actuel étudie la possibilité de rendre ce pavillon « européen » en instaurant le « Registre International Français », véritable pavé dans la mare du Code du travail français. Il permettrait aux armateurs français de recruter des équipages étrangers par l’intermédiaire de « marchands d’hommes » (société de « maning » en terme juridique, tel qu’il apparaît dans le texte de loi), aux conditions du pays d’origine du marin. La continuité directe de ce genre de manœuvre consisterait à recruter dans les hôpitaux des médecins roumains aux conditions roumaines, des professeurs d’écoles ukrainiens aux conditions ukrainiennes ou des juges chinois aux conditions chinoises. Bien entendu, les modifications du Code du travail ne s’arrêtent pas là : le personnel français embarqué à bord de ces navires cosmopolites se voit proposer toute une série « d’aménagements » dans son contrat de travail de sorte que seule la législation internationale peut alors être respectée au détriment des règles nationales (congés maternité réduits de moitié ; possibilité de ne pas cotiser à la Sécurité Sociale, histoire d’achever une caisse qui n’est déjà plus alimentée par la part patronale.) Fiscalité salariale et armatoriale hyper attractive avec aides à la construction et défiscalisation pour l’armement et l’armateur sur le compte des caisses publiques. Recrutement des personnes embarquées par le biais de sociétés écrans afin d’éviter toute possibilité de recours en cas de litige … Ce schéma est conforme à la « libéralisation » éfreinée qui sévit dans la marine marchande mondiale.

Mais alors, que proposer comme alternatives ?

VII - DES PISTES VERS DES SOLUTIONS VIABLES POUR TOUS ?

La marge de manœuvre pour trouver une solution viable économiquement et respectueuse de la protection de l’environnement sans faire l’impasse sur la dignité humaine est bien mince. Il n’en reste pas moins réel qu’il est urgent d’inventer d’autres organisations maritimes compte tenu des nombreux points à problèmes que nous avons pu identifier. Deux voies possibles paraissent envisageables, chacune d’elle avec son lot de « progrès » et de « recul ». Si la solution miracle existait, cela se saurait certainement ! Mais explorons donc ces nouvelles « voies maritimes ».

VII – I - OSER POUSSER LA LOGIQUE ACTUELLE VERS SES LIMITES :

Certes, cela peut paraître surprenant, après tout ce que nous venons de développer, de persister dans une voie de libéralisation. Mais s’il est vrai que le but recherché est de réduire les coûts pour augmenter les profits, alors deux secteurs particulièrement onéreux n’ont pas été encore touchés par la vague des économies potentielles. Vingt années de restrictions régulières nous ont apprit qu’aucun secteur, même s’il s’est cru à l’abri un moment, n’a pu se préserver de toute remise en question. Donc, plus qu’une proposition, c’est une logique inévitable que nous proposons de mettre au grand jour.
La première lueur de solution se situe au niveau fiscal. Comment réduire les dépenses fiscales des entreprises et des salariés afin de laisser plus de liquidité disponible à l’économie internationale ? En réduisant les dépenses d’Etat (l’idée n’est ni neuve, ni originale aujourd’hui). Et si dans quasiment tous les pays, elles ont été « contrôlées » ces dernières décennies, une dépense n’a cessé d’augmenter de manière régulière : celle afférente à la rémunération, aux déplacements, aux conditions de travail toujours plus sophistiquées et à la multiplication de nos dirigeants politiques. Qui a pu voir son salaire augmenter de 70% d’un seul coup ? Quel est le corps de fonctionnaires qui a vu ses effectifs s’accroître régulièrement ces quinze dernières années ? Quel secteur peut se vanter de voir son organigramme se multiplier régulièrement (communes, communautés des communes, pays, départements, régions, nations, groupement de nations…) ?
Certes, la société se perfectionne, se complique, s’organise. Il y aurait donc besoin de plus de « décideurs ». Mais n’importe quelle campagne politique est le constat de l’incapacité de trouver des solutions, de la part même des « professionnels » en place ou espérant l’être. Rarement dans une profession les acteurs n’ont une telle véhémence pour dénoncer les erreurs des « collègues » dont ils briguent la place. La même attitude chez les médecins, les maçons ou les marins serait choquante. Et cet état d’esprit n’est pas la caractéristique d’un pays particulier : c’est un constat universel qu’on peut faire. A croire que le député français n’est pas meilleur (ni plus formé) que celui qui siège au Mexique, en Angola ou aux Philippines.
La proposition (qui, je le rappelle, est plus une logique incontournable tôt ou tard et nous pend au nez, plutôt qu’une proposition) serait donc, conformément à ce qui se passe particulièrement dans la marine marchande mais aussi ailleurs, de délocaliser aussi le secteur politique. Le Sénat sous pavillon de complaisance, c’est le président du Sénat et son adjoint éventuellement, français (à des conditions « aménagées » c’est-à-dire sans retraite ni indemnités trop onéreuses) et le reste des sénateurs, ressortissants de pays dont les conditions de travail sont « moins coûteuses ». Cette logique, renouvelée à toutes les assemblées politiques de notre pays permettrait une « vrai économie » qui baisserait d’autant la charge fiscale des entreprises et des citoyens. Et puisque, selon les dires des hommes politiques eux-mêmes pendant les campagnes, nos dirigeants successifs ont élaboré tant de programmes qui se sont avérés de réels échecs, le résultat sur le terrain ne pourrait pas être pire. Alors que les économies seraient, elles, quantifiables.

En 2017, le César du meilleur documentaire a été attribué à François RUFFIN pour son "Merci patron". Son discours reprend cette idée ; C’est là.

La deuxième lueur d’espoir se situe au niveau économique. Le même raisonnement que nous venons de suivre, nous pouvons l’appliquer au conseil d’administration, de surveillance de gestion des grandes firmes nationales et internationales. En effet, quelles grandes sociétés ont plus de vingt années d’existence avec la même direction et un avenir serein ? Combien de choix économiques au sein de grandes firmes se sont avérés catastrophiques pour la société mère et ses filiales ? Cependant, il est important de différencier les grandes firmes d’Etat et les sociétés privées.
Les grandes firmes d’Etat ont à leur tête une direction nommée par le conseil des ministres sur proposition du ministre de tutelle. Nous sommes donc dans la configuration précédente mais avec un impact à la fois fiscal et économique : c’est le citoyen contribuable et le citoyen utilisateur qui sont touchés. S’ils sont de plus employés par la société incriminée, ils gagneront trois fois (impôt, service et salaire) dans l’économie réalisée par la délocalisation de la direction de leur entreprise.
Les dépenses des grandes firmes privées sont largement influencées par les dépenses des frais, salaires et autres avantages en tous genres du personnel dirigeant. Normal, direz-vous ? Oui, si les résultats sont à la hauteur des investissements. Mais que constatons-nous, notamment dans le domaine de la marine marchande ? Quasiment toutes les grandes compagnies de navigation ont disparu ces vingt dernières années : Chargeur Réunis, Morbihannaise de Navigation, Nantaise de Navigation, Paquet, Gazocean, Compagnie Maritime Transatlantique, Léon et Praume, Rodrigue Ely, Société Maritime Lary… A force de ventes de secteurs entiers (technique, achats, réparations, gestion du recrutement…) dans le seul but d’obtenir « des résultats très positifs à la fin de l’année » combien de fossoyeurs d’entreprise sont-ils partis avec des primes dorées lors des fermetures d’entreprises ? Seules des sociétés comme la C.M.A., Dreyfus, Delmas et une infime poignée subsistent. A quel prix ? Au prix de la complaisance toujours accrue. Et si un jour, les actionnaires décidaient et forçaient la complaisance dans les bureaux, mais en commençant par la direction ? Pouvons-nous être certains que les choix économiques des équipes en place seront moins judicieux ? Non, la seule chose dont nous pouvons être sûrs, c’est que les frais seront réduits dans des proportions non négligeables.

Certes, c’est parce qu’on ne peut pas se réjouir de la mise au ban de la société d’une classe d’individus, quelle qu’elle soit, qu’il est urgent de renverser la vapeur et de proposer des amorces de solutions.

VII – II – RENVERSER LA VAPEUR, C’EST AUSSI OSER INOVER :

Beaucoup plus sérieusement, des propositions peuvent être faites à différents niveaux. L’homme de terrain (de la mer) vit au quotidien la problématique de son métier. Il a certainement une vue qui, si elle est partielle, n’en reste pas moins souvent pertinente. Le bon sens populaire en quelque sorte. Que se propose-t-il donc dans les carrés ?

Un trafic maritime important existe entre les pays voisins, que ce soit en Europe du nord, en Méditerranée, ou dans des régions plus lointaines. Ce genre de navigation est connu sous le vocable de « méroutage » (l’équivalent de ferroutage sur mer) ou de short shipping, bref de navigation de courte distance. Ce sont des lignes régulières entre deux ports de pays voisins qui permettent de transporter des camions pour désengorger les routes, passer des obstacles naturels (montagnes, voies d’eau…) et être économiquement rentable. Des études de faisabilité (entendons économie pour les uns et rentabilité pour les autres) ont été financées par les différents Etats intéressés. Le résultat, on l’imagine, c’est pavillons de complaisance et autres solutions équivalentes. Mais les lignes peinent à s’ouvrir et les camions continuent de franchir les Alpes, les Pyrénées… Quelques bateaux poubelles comme ceux de la compagnie Suardiaz frôlent nos côtes pour acheminer les voitures Peugeot d’une usine à une autre.
Et si nous faisions le pari d’un service public européen ?
Sous quelle forme ? Un service public européen, c’est une infrastructure commune entre deux Etats qui la mettent au service des utilisateurs et qui en retirent satisfaction. L’infrastructure ici serait les navires. Les Etats prendraient à leur charge la construction des navires (en série, donc à moindre coût), les armeraient avec un personnel qualifié, rémunéré selon les normes occidentales. En contre partie, le personnel pourrait être peu nombreux mais organisé sur une base de rotation d’équipes, ce qui génèrerait du temps libre dont les marins sont si friands. L’équilibre économique est à rechercher en prenant en compte l’économie en terme de protection environnementale (usure des routes, pollutions…) mais aussi le facteur humain (embauche, repos du chauffeur routier pendant la traversée, fluidité des routes, baisses des accidents…). Certes, ces critères sont difficilement quantifiables, et c’est pour cette raison que ce choix est si difficile à faire. Les lignes Fos - Savonne ou Sète – Barcelone sont prêtes à fonctionner.

Ces lignes pourraient être aussi exploitées par des armements privés, à condition qu’ils aient la même règle du jeu, en terme social notamment. Mais se poserait le problème du financement de la construction des navires pour équilibrer le budget. Il pourrait être envisagé un affrètement du navire en coque nue dont le propriétaire serait l’Etat, et en contre partie, l’armement privé se verrait dans l’obligation d’armer des navires sur d’autres contrats avec la même règle sociale. Les Etats deviendraient donc gestionnaires d’une flotte importante qu’ils sont à même de constituer compte tenu de l’effet de « série » qui baisse le coût de la construction. Ils pourraient aussi réguler la construction navale, secteur chroniquement en crise et consommatrice d’aides fréquentes. Les armateurs retrouveraient leur vrai métier et exploiteraient des navires en s’affranchissant d’une partie des charges afférentes à la construction. Il ne serait plus alors question de montage financier lié aux constructions neuves de navires : car pour les armateurs, ces montages sont plus souvent sources de revenus que de charges, effectués sur le compte du contribuable. Ce schéma d’organisation du travail pourrait être appliqué à des lignes moins régulières mais tout aussi rapides dans les rotations. Le marin est toujours prêt à donner beaucoup de lui-même à bord pourvu que les congés et le salaire soient attractifs. Les heures de travail, si elles n’impliquent pas une fatigue mettant en danger autrui, n’ont jamais été refusées. Comment le seraient-elles ? L’équilibre vis-à-vis du « coût social » pourrait être trouvé dans cette direction. Le marin y trouverait son compte car il naviguerait sous un régime socialement acceptable, il serait alors tenu à un résultat qui implique que l’armateur y trouve aussi son compte. Quant à l’Etat, il aurait joué son rôle de législateur, mais aussi contribué réellement à œuvrer en faveur de l’emploi.

Est-ce à dire qu’il est souhaitable de se diriger vers une politique nationaliste ? Non, bien entendu. A aucun moment, il n’est question de nationalité du marin, mais de niveau de formation et de règles sociales. Se sont les règles du pays d’accueil qui doivent être appliquées et non pas les règles du pays de naissance ou d’adoption des marins concernés. Et c’est parce qu’il est logique et sain d’appliquer les règles du pays d’accueil (qui s’appliquent pour les aides aux investissements et autres facilités patronales), qu’il est urgent de commencer à organiser un service public européen basé non pas sur les règles sociales les plus basses au sein de l’Europe (donc celles des pavillons de complaisance Malte et Chypre ou des paradis fiscaux tels que le Luxembourg, Andorre ou Monaco), mais sur des règles qui restent à inventer et qui prennent en considération les spécificités de chacune des nations.

A ce propos et en sortant aussi des frontières économiques de l’Europe, les marins peuvent constater tous les jours que cette notion de particularité n’est pas qu’une vue de l’esprit. Sur les paquebots immatriculés à la complaisance, un grand classique est que le service de la blanchisserie (secteur important par le nombre d’employés, la masse de travail et l’importance du résultat) soit tenu par… des Chinois. Comme dans Lucky Luke ! Sur les cargos, à la machine, les Marocains excelleront pour les réparations et les interventions dans l’urgence, les Français pour la prévention et l’entretien, les Philippins pour leur discipline, les Allemands pour leur capacité à mener les hommes en toute rigueur, alors que les qualités nautiques des anglais sont connues depuis bien avant Nelson et perdurent toujours. Est-ce à dire que ces critères sont exclusifs ? Non, mais ils se reproduisent suffisamment pour être pris en considération par les armateurs aujourd’hui. Une étude sociologique sérieuse pourrait être d’une grande utilité pour tous. Et tous ces hommes ont bien le droit de vivre, d’avoir une famille et un métier. Le mélange des nationalités peut donc bien avoir sa raison d’être si elle n’est pas exploitée outrageusement. C’est au service public européen que revient le devoir d’inventer les règles sociales pour faire cohabiter tout ce beau monde sans léser quiconque. Alors seulement, il est envisageable d’employer à bord des usines flottantes que constituent les navires d’aujourd’hui, plusieurs nationalités qui s’enrichiront mutuellement sans mettre en péril le sacro-saint équilibre économique. Y compris des ressortissants de pays extérieurs à la communauté européenne. Mais, n’en déplaise aux champions de la libéralisation sans limite, toujours aux conditions sociales du pays d’accueil. Après tout, un armateur de quelque nationalité qu’il soit, est bien content de trouver du personnel qui va réparer la machine de son navire dans l’urgence, mener l’expédition maritime avec rigueur, charger son navire correctement ou saisir la marchandise en toute sécurité. Et si le salaire du matelot est équivalent à celui du ministre dans son pays d’accueil, et bien ce sera tant mieux et cela contribuera certainement à responsabiliser, dans un métier qui, comme nous avons pu le voir, est un métier à risque humainement, écologiquement et économiquement. De plus, il pourra être réellement question de fidélisation du personnel, gros soucis actuel des armateurs et des marins.

La concurrence ? Il pourrait être question là encore, de service public européen qui a sa raison d’être. Une loi française stipule (pour combien de temps encore ?) que le trafic maritime à l’intérieur des eaux nationales doit être fait sous pavillon français. Lors de discussions vives au parlement européen, les pays méditerranéens ont défendu cette notion qui existe chez chacun d’eux. Les pays du nord de l’Europe voulaient la remettre en question car ils avaient une vue commerciale sur les îles grecques entre autres. Le sud a eu gain de cause, prouvant que même en pleine logique libérale, cette option protectionniste est défendable. Etendons cette logique au service européen : une fois les règles du service public commun établies, imposons-les au trafic intercommunautaire. C’est une question de choix. Et de volonté, bien au-delà de tous les discours. La zone économique européenne étant suffisamment large, on peut se mettre à rêver d’un recul significatif du pavillon de complaisance et de son lot de catastrophes.

CONCLUSION :

Ce texte est loin d’être parfait, et il n’est que le fruit de la réflexion de femmes et d’hommes du métier. Il a pour but de favoriser la réflexion, même si elle peut prendre des directions bien différentes de celles explorées ici. La problématique maritime, si elle est très spécifique, n’en reste pas moins liée à tous les autres secteurs de la vie économiques qui interfèrent sur notre quotidien à tous. C’est la raison pour laquelle il apparaît crucial de se pencher sur ce secteur. Compte tenu du volume des marchandises transportées (de l’ordre de 80% de la totalité) il est impossible de faire l’impasse sur l’organisation et la réglementation car un grain de sable dans le rouage fragile pourrait facilement mettre toute l’organisation sociale mondiale en péril. Et nous en sommes peut-être là. La commission européenne ne constate-t-elle pas qu’il y a une pénurie de 13000 officiers dans le monde aujourd’hui ? Pourquoi ? Qui irait naviguer de nombreux mois (5, 6, 10, plus ?...) dans des conditions physiques difficiles sans protections sociales réelles pour 800 $ par mois (tout compris, sans congés ni retraite ni sécurité sociale) ? A ce tarif, mieux vaut être député ou sénateur.

Bord le dimanche 29 février 2005