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Alexa, traduis-moi Proust en ouzbek

Aïe tech # 13
ALEXA, TRADUIS‑MOI PROUST EN OUZBEK

Mois après mois, Aïe Tech défonce la technologie et ses vains mirages. Treizième épisode dédié à la grande terreur des traducteurs et amateurs de littérature : l’invasion de l’édition par divers avatars de l’intelligence artificielle.

S’il y a un champ professionnel qui serre les fesses face au développement des outils dérivés de l’intelligence artificielle, c’est bien celui des traducteurs. Déjà en novembre 2022, les assises de la profession sonnaient l’alarme, focalisant leurs débats sur la survie menacée des métiers de la traduction. Depuis, tribunes (1) et appels à légiférer se succèdent dans une relative indifférence, tant des questions plus vastes sont soulevées par ladite intelligence (par exemple : va-t-elle tous nous mettre à mort, youpi youpi ?). Et pourtant, outre la menace pesant sur les jobs des concernés, déjà fort essorés, les outils tels que ChatGPT ou Deepl font tache d’huile dans nos paysages culturels. Posant une question quasiment existentielle : que ferons-nous quand ces outils seront meilleurs que l’homme dans 99 % des cas ?

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Moi-même traducteur (ça paye mieux que CQFD), je m’interdis pour l’instant ce que font beaucoup de consœurs et confrères : passer une première fois le texte sur Deepl, puis retravailler le résultat, ce qui donnerait un gain de productivité non négligeable. Parce que je suis un héros ? Nan, parce que l’ouvrage sur lequel je bosse à l’heure actuelle est suffisamment retors et azimuté (mots inventés, poèmes loufoques, style élégiaque…) pour que ces outils s’y cassent les dents. Mais nul doute que le dilemme se poserait si je devais traduire aujourd’hui des livres plus « simples » sur lesquels j’ai bossé par le passé. Après tout, si le mec qui traduit Guillaume Musso en anglais n’utilise pas Deepl, c’est un fichu crétin.

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Je cite Musso car son style fade est l’équivalent littéraire du tofu. À l’inverse, c’est bien dans le bastion de la littérature de haute volée que résident les espoirs des traducteurs humains. « À aucun moment la machine ne retourne et ne creuse un texte pour en comprendre l’ironie, la gravité, l’humour grinçant, explique ainsi Olivier Mannoni, spécialiste de la langue de Goethe (2). Elle en est incapable, tout comme elle est incapable de reconnaître un style, une “patte”, un talent. » Pas faux. Rappelons cependant que les progrès de ces outils se basent sur une aspiration de données toujours plus poussée et que les prochaines années verront exploser des cataclysmes de type ChatGPT démultiplié ; que le monde de l’édition est globalement un repaire de rapaces où toute possibilité de raboter les coûts est saisie goulûment ; et que si le phénomène n’en est qu’à ses débuts, il est déjà bien enclenché chez nombre de professionnels (traducteurs comme éditeurs). Conséquence : une uniformisation progressive du continent livresque, les aspirateurs à données se nourrissant au fil du temps de leurs propres excréments, miam.

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Bien sûr, il y aura maintien de petites niches élitistes, militantes ou germanopratines de mon cul. En clair : à court terme, tout n’aura pas goût de Musso. Mais l’avancée de la fadeur globale semble inéluctable. Dans cette débâcle, un espoir : il y aura toujours des textes inaccessibles aux machines, à l’instar de Finnegans Wake de James Joyce, texte le plus imbitable du monde. Tiens, IA, traduis-moi ce terme utilisé par l’écrivain irlandais pour caractériser un bruit proche du tonnerre : « Bababadalgharaghtakamminarronnkonnbronntonnerronntuonnthunntrovarrhounawnskawntoohoohoordenenthurnuk.  » Ah ah, tu fais moins ta maligne, d’un coup…

Par Émilien Bernard dans CQFD de décembre 2023

(1) Lire notamment « Non à l’automatisation des métiers de l’art –1 » du Syndicat des Travailleur·euses Artistes-Auteur·ices (Staa), affiliée à la CNT, qui dénonce notamment « l’amputation de l’éthique de la traduction » (11/11/2022).
(2) . « De la traduction automatique et des marchands d’aspirateurs », Toledo (20/02/2023).